vendredi 5 février 2016

Métaphysique et sciences traditionnelles (Y. B.)


Le présent article de Y. B. est inédit, il avait été initialement préparé pour Vers la Tradition, no 119 (mars-avril-mai 2010).






Métaphysique et sciences traditionnelles




Dans l’article qui suit, nous avons choisi quelques enseignements fondamentaux de René Guénon volontairement disposés de manière à nous dispenser de tout commentaire superflu.

La première partie concerne la métaphysique et le rôle de l’intuition intellectuelle, qui semble ne pas devoir être confondue avec la notion de ‘Aql dans les doctrines du taçawwuf, où elle désigne la buddhi, en tant qu’Intellect premier ; mais aussi la « raison », du moins quand elle est opposée à la sharia, puisque celle-ci concerne le domaine de l’action dont il est également question ici. Bien que Guénon se serve du sanscrit buddhi pour désigner l’intuition intellectuelle, celle-ci ne nous paraît pas devoir être considérée comme la première production de Prakriti, car elle est au-delà de l’identité entre le sujet et l’objet qui peuvent symboliser l’Essence et la Substance. Celles-ci sont la première polarisation de l’Être en tant qu’il ne se manifeste pas ; et c’est dans ce non-manifesté que l’intuition est reliée, sous la forme du « rayon lumineux » (sutrâtmâ) à Âtmâ, c’est-à-dire l’Esprit universel (Er-Rûh). D’ailleurs, comme le précise Guénon, « non seulement Buddhi, en tant qu’elle est la première des productions de Prakriti, constitue le lien entre tous les états de manifestation, mais d’un autre côté, si l’on envisage les choses à partir de l’ordre principiel, elle apparaît comme le rayon lumineux directement émané du Soleil spirituel, qui est Âtmâ lui-même ; on peut donc dire qu’elle est aussi la première manifestation d’Âtmâ, quoiqu’il doive être bien entendu que, en soi, celui-ci ne pouvant être affecté ou modifié par aucune contingence demeure toujours non manifesté » (1).

Selon la perspective adoptée, l’Esprit est à la fois « Cœur du Monde », Lumière, Souffle, Intellect et vibration ; et du point de vue « muhammadien », c’est dans la relation qui existe entre le cœur et l’âme qu’il faudrait envisager un complémentarisme en se référant à une sunnah elle aussi très proche des conceptions taoïstes : « Qui connaît son âme, connaît son Seigneur » ; car c’est le « domaine intermédiaire » qui est évoqué ici ; et bien que le terme nafs permette une transposition dans un ordre supérieur, c’est à ce domaine auquel l’initié est d’abord confronté par le « souffle vibratoire » de l’incantation qui le « transforme ».

Ceci étant, nous ne comprenons vraiment pas pour quelle raison la sunnah : Inna Allâh khalaqa Adama ‘alâ sûratihi est le plus généralement traduite par « Allâh a créé Adam selon Sa forme » sans chercher à déterminer à quoi cette « forme » peut correspondre dans la terminologie guénonienne où elle a pourtant un sens très précis. S’il y a là l’intention de se distinguer de la tradition biblique suivant laquelle « Dieu a créé l’homme à son image », elle nous paraît vraiment inappropriée, car la notion d’« image », que l’on retrouve dans la racine dont dérive le terme çûra, implique tout un symbolisme commun aux doctrines akbariennes et guénoniennes, lié aux idées de « miroir », de « reflet », d’« inversion » , et même d’« union », qui semblent décidément poser un grand nombre de difficultés de conceptualisation.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : tous les thèmes abordés ici ont une relation plus ou moins directe avec l’aspect « substantiel » des réalités, et nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre remarque de la note 17 ci-dessous, car on dirait bien qu’il y a là un résidu du dualisme cartésien qui persiste encore dans l’hérédité psychique de certains musulmans d’origine occidentale, lequel est la cause d’un grand nombre d’atrophies des facultés intellectuelles qui sont les seules à pouvoir « ordonner » le domaine intermédiaire, à condition de ne pas être affecté par la mentalité religieuse qui préfère le laisser « à la charge d’Allâh ».

Les deuxième et troisième parties concernent les « sciences traditionnelles », et développent quelques applications d’ordre cyclique dont Guénon n’a donné que des indications sommaires, et qui semblent avoir été véhiculées par différentes organisations initiatiques occidentales sur lesquelles nous ferons quelques remarques dans la quatrième partie.



I. De la métaphysique

« Dans toute doctrine qui est métaphysiquement complète, comme le sont les doctrines orientales, la théorie est toujours accompagnée ou suivie d’une réalisation effective, dont elle est seulement la base nécessaire : aucune réalisation ne peut être abordée sans une préparation théorique suffisante, mais la théorie tout entière est ordonnée en vue de la réalisation, comme le moyen en vue de la fin, et ce point de vue est supposé, au moins implicitement, jusque dans l’expression extérieure de la doctrine. » (2) « Seulement, il faut faire ici une distinction entre la métaphysique elle-même, en tant que conception intellectuelle pure, et son exposition formulée : tandis que la première échappe totalement aux limitations individuelles, donc à la raison, la seconde, dans la mesure où elle est possible, ne peut consister qu’en une sorte de traduction des vérités métaphysiques en mode discursif et rationnel, parce que la constitution même de tout langage humain ne permet pas qu’il en soit autrement. » (3)

« La métaphysique affirme l’identité foncière du connaître et de l’être, qui ne peut être mise en doute que par ceux qui ignorent ses principes les plus élémentaires ; et, comme cette identité est essentiellement inhérente à la nature même de l’intuition intellectuelle, elle ne l’affirme pas seulement, elle la réalise (…) »

« La conséquence immédiate de ceci, c’est que connaître et être ne sont au fond qu’une seule et même chose ; ce sont, si l’on veut, deux aspects inséparables d’une réalité unique, aspects qui ne sauraient même plus être distingués vraiment là où tout est “sans dualité”. » (4)

En effet, le « non-dualisme » ou la « doctrine de la non-dualité » (en sanscrit adwaita-vâda) « envisage l’un et l’autre aspect simultanément dans l’unité d’un principe commun, d’ordre plus universel, et dans lequel ils sont également contenus, non plus comme opposés à proprement parler, mais comme complémentaires, par une sorte de polarisation qui n’affecte en rien l’unité essentielle de ce principe commun » (5).

« L’intuition intellectuelle est (…) plus immédiate encore que l’intuition sensible, car elle est au delà de la distinction du sujet et de l’objet que cette dernière laisse subsister ; elle est à la fois le moyen de la connaissance et la connaissance elle-même, et, en elle, le sujet et l’objet sont unifiés et identifiés. D’ailleurs, toute connaissance ne mérite vraiment ce nom que dans la mesure où elle a pour effet de produire une telle identification, mais qui, partout ailleurs, reste toujours incomplète et imparfaite ; en d’autres termes, il n’y a de connaissance vraie que celle qui participe plus ou moins à la nature de la connaissance intellectuelle pure, qui est la connaissance par excellence. Toute autre connaissance, étant plus ou moins indirecte, n’a en somme qu’une valeur surtout symbolique ou représentative ; il n’y a de connaissance véritable et effective que celle qui nous permet de pénétrer dans la nature même des choses, et, si une telle pénétration peut déjà avoir lieu jusqu’à un certain point dans les degrés inférieurs de la connaissance, ce n’est que dans la connaissance métaphysique qu’elle est pleinement et totalement réalisable. » (6)

« (…) Dès lors que le sujet connaît un objet, si partielle et si superficielle même que soit cette connaissance, quelque chose de l’objet est dans le sujet et est devenu partie de son être ; quel que soit l’aspect sous lequel nous envisageons les choses, ce sont bien toujours les choses mêmes que nous atteignons, au moins sous un certain rapport, qui forme en tout cas un de leurs attributs, c’est-à-dire un des éléments constitutifs de leur essence (…) l’acte de la connaissance présente deux faces inséparables ; s’il est identification du sujet à l’objet, il est aussi, et par là même, assimilation de l’objet par le sujet ; en atteignant les choses dans leur essence, nous les “réalisons” dans toute la force de ce mot, comme des états ou des modalités de notre être propre ; et, si l’idée, selon la mesure où elle est vraie et adéquate, participe de la nature de la chose, c’est que, inversement, la chose elle-même participe aussi de la nature de l’idée. Au fond, il n’y a pas deux mondes séparés et radicalement hétérogènes, tels que les suppose la philosophie moderne en les qualifiant de “subjectif” et d’“objectif”, ou même superposés à la façon du “monde intelligible” et du “monde sensible” de Platon ; mais, comme le disent les Arabes, “l’existence est unique”, et tout ce qu’elle contient n’est que la manifestation, sous des modes multiples, d’un seul et même principe, qui est l’Être universel. » (7)

« En tout cas, il faut toujours se souvenir que, de tous les moyens préliminaires, la connaissance théorique est le seul vraiment indispensable, et qu’ensuite, dans la réalisation même, c’est la concentration qui importe le plus et de la façon la plus immédiate, car elle est en relation directe avec la connaissance (…) l’action ne peut avoir pour effet de nous faire sortir du domaine de l’action, [or, c’est cela] qu’implique, dans son but véritable, une réalisation métaphysique » (8). En d’autres termes, « l’action ne peut avoir de conséquences que dans le domaine de l’action, et (…) son efficacité s’arrête précisément où cesse son influence ; l’action ne peut donc avoir pour effet de libérer de l’action et de faire obtenir la “délivrance” ; aussi une action, quelle qu’elle soit, ne pourra tout au plus conduire qu’à des réalisations partielles, correspondants à certains états supérieurs, mais encore déterminés et conditionnés. Shankarâchârya déclare expressément qu’“il n’y a point d’autre moyen d’obtenir la ‘délivrance’ complète et finale que la connaissance ; l’action, qui n’est pas opposée à l’ignorance, ne peut l’éloigner, tandis que la connaissance dissipe l’ignorance comme la lumière dissipe les ténèbres” ; et, l’ignorance étant la racine et la cause de toute limitation, lorsqu’elle a disparu, l’individualité qui se caractérise par ses limitations, disparaît par la même. » (9)

D’autre part, « tandis que le point de vue religieux implique essentiellement l’intervention d’un élément d’ordre sentimental, le point de vue métaphysique est exclusivement intellectuel (…) [et] comprend tout ce qui est nécessaire pour qu’[il] soit vraiment [universel] » (10).

Le domaine de la métaphysique « est essentiellement constitué par ce dont il n’y a aucune expérience possible : étant “au delà de la physique”, nous sommes aussi, et par la même, au delà de l’expérience. (…) Donc, quand il s’agit de la métaphysique, ce qui peut changer avec les temps et les lieux, ce sont seulement les modes d’exposition, c’est-à-dire les formes plus ou moins extérieures dont la métaphysique peut être revêtue, et qui sont susceptibles d’adaptations diverses, et c’est aussi, évidemment, l’état de connaissance ou d’ignorance des hommes, ou du moins de la généralité d’entre eux, à l’égard de la métaphysique véritable ; mais celle-ci reste toujours, au fond, parfaitement identique à elle-même, car son objet est essentiellement un, ou plus exactement “sans dualité”, comme le disent les Hindous, et cet objet, toujours par là même qu’il est “au delà de la nature”, est aussi au delà du changement : c’est ce que les Arabes expriment en disant que “la doctrine de l’Unité est unique”. » (11)

« Il est vrai, d’autre part, que la compréhension, même théorique, et à partir de ses degrés les plus élémentaires, suppose un effort personnel indispensable, et est conditionnée par les aptitudes réceptives spéciales de celui à qui un enseignement est communiqué ; il est trop évident qu’un maître, si excellent soit-il, ne saurait comprendre pour son élève, et que c’est à celui-ci qu’il appartient exclusivement de s’assimiler ce qui est mis à sa portée. S’il en est ainsi, c’est que toute connaissance vraie et vraiment assimilée est déjà par elle-même, non une réalisation effective sans doute, mais du moins une réalisation virtuelle (…) ; autrement, on ne pourrait dire avec Aristote qu’un être “est tout ce qu’il connaît”. (…) [C’est pourquoi,] dans une doctrine qui est métaphysiquement complète, le point de vue de la réalisation réagit sur l’exposition même de la théorie, qui le suppose au moins implicitement et ne peut jamais en être indépendante, car la théorie, n’ayant en elle-même qu’une valeur de préparation, doit être subordonnée à la réalisation comme le moyen l’est à la fin en vue de laquelle il est institué. » (12)

On peut encore dire que : « la métaphysique ne saurait être contraire à la raison, mais elle est au-dessus de la raison, qui ne peut intervenir là que d’une façon toute secondaire, pour la formulation et l’expression extérieure de ces vérités qui dépassent son domaine et sa portée (…) et cela parce que la raison est évidemment faillible par suite de son caractère discursif et médiat. » (13) Seulement, « le point de vue intellectuel est le seul qui soit immédiatement abordable, parce que l’universalité des principes les rend assimilables pour tout [individu], à quelque race qu’il appartienne, sous la seule condition d’une capacité de compréhension suffisante. (…) Tout ce qui peut être développé sans réserve, c’est-à-dire tout ce qu’il y a d’exprimable dans le côté purement théorique de la métaphysique, est encore plus que suffisant pour que, à ceux qui peuvent le comprendre, même s’ils ne vont pas au delà, les spéculations analytiques et fragmentaires de l’Occident moderne apparaissent telles qu’elles sont en réalité, c’est-à-dire comme une recherche vaine et illusoire, sans principe et sans but final, et dont les médiocres résultats ne valent ni le temps ni les efforts de quiconque a un horizon intellectuel assez étendu pour n’y point borner son activité. » (14)



II. Des sciences traditionnelles

« Une science quelconque, suivant la conception traditionnelle, a moins son intérêt en elle-même qu’en ce qu’elle est comme un prolongement ou une branche secondaire de la doctrine (…) » (15)  : [elle concerne] « les connaissances se rapportant au domaine du relatif, et qui (…) ne peuvent être envisagées que comme de simples dépendances (…) ou des reflets de la connaissance absolue et principielle. » (16) « C’est là aussi ce qui explique que les sciences traditionnelles secondaires, qui ne sont que des applications contingentes, ne soient pas, sous leur forme orientale, entièrement assimilables pour les Occidentaux ; quant à en constituer où à en restituer l’équivalent dans un mode qui convienne à la mentalité occidentale, c’est là une tâche dont la réalisation ne peut apparaître que comme une possibilité fort éloignée, et dont l’importance, d’ailleurs, bien que très grande encore, n’est en somme qu’accessoire. » (17)

« [Mais] s’il en est qui veulent, dès maintenant l’entreprendre (non dans leur intégralité (…) mais dans certains éléments tout au moins), [cela] nous paraît une chose digne d’être approuvée, (…) à la double condition que cette étude soit faite avec des données suffisantes pour ne point s’y égarer, ce qui suppose déjà beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire, et qu’ elle ne fasse jamais perdre de vue l’essentiel. » (18)

« Ce que nous avons fait nous-même, il n’y a pas de raisons, en somme, pour que d’autres ne le fassent pas aussi ; (…) ce ne seront sans doute que des exceptions, mais il suffit qu’il se rencontre de telles exceptions, même peu nombreuses, pour que (…) les possibilités que nous indiquons soient susceptibles de se réaliser tôt ou tard. D’ailleurs, tout ce que nous ferons et dirons aura pour effet de donner, à ceux qui viendront ensuite, des facilités que nous n’avons pas trouvées pour notre propre compte ; en cela comme en toute autre chose, le plus pénible est de commencer le travail, et l’effort à accomplir doit être d’autant plus grand que les conditions sont plus défavorables. » (19)

Seulement, « ceux qui entreprendraient une œuvre comme celle dont nous parlons ne devraient pas s’attendre à obtenir immédiatement des résultats apparents ; mais leur travail n’en serait pas moins réel et efficace, bien au contraire, et, tout en n’ayant nul espoir d’en voir jamais l’épanouissement extérieur, ils n’en recueilleraient pas moins personnellement bien d’autres satisfactions et des bénéfices inappréciables. Il n’y a même aucune commune mesure entre les résultats d’un travail tout intérieur, et de l’ordre le plus élevé, et tout ce qui peut être obtenu dans le domaine des contingences (…) Mais, dira-t-on peut-être, s’il en est ainsi, et si ce travail intérieur par lequel il faut commencer est en somme le seul vraiment essentiel, pourquoi se préoccuper d’autre chose ? C’est que (…) dès lors que nous sommes dans le monde manifesté, nous ne pouvons nous en désintéresser entièrement ; et d’ailleurs, puisque tout doit dériver des principes, le reste peut être obtenu en quelque sorte “par surcroît”, et on aurait grand tort de s’interdire d’envisager cette possibilité. » (20)

« Quand on a pour soi la puissance de la vérité, n’eût on rien d’autre pour vaincre les plus redoutables obstacles, on ne peut céder au découragement, car cette puissance est telle que rien ne saurait prévaloir finalement contre elle ; il n’y a, pour en douter, que ceux qui ne savent pas que tous les déséquilibres partiels et transitoires doivent nécessairement concourir au grand équilibre total de l’Univers. » (21)

Les sciences traditionnelles ont deux rôles complémentaires, « d’un côté, comme applications de la doctrine, elles permettent de relier entre eux tous les ordres de réalité, de les intégrer dans l’unité de la synthèse totale ; de l’autre, elles sont, pour certains tout au moins, et en conformité avec les aptitudes de ceux-ci, une préparation à une connaissance plus haute, une sorte d’acheminement vers cette dernière, et, dans leur répartition hiérarchique selon les degrés d’existence auxquels elles se rapportent, elles constituent alors comme autant d’échelons à l’aide desquels il est possible de s’élever jusqu’à l’intellectualité pure ».

Il existe une certaine nécessité de convenance à procéder d’abord dans le sens « ascendant », et Guénon se sert de l’image de la « roue cosmique » pour illustrer ceci : « la circonférence n’existe (…) que par le centre ; mais les êtres qui sont sur la circonférence doivent forcément partir de celle-ci, ou plus exactement du point de celle-ci où ils sont placés, et suivre le rayon pour aboutir au centre. D’ailleurs, en vertu de la correspondance qui existe entre tous les ordres de réalité, les vérités d’un ordre inférieur peuvent être considérées comme un symbole de celles des ordres supérieurs, et, par suite, servir de “support” pour arriver analogiquement à la connaissance de ces dernières ; c’est là ce qui confère à toute science un sens supérieur ou “anagogique”, plus profond que celui qu’elle possède par elle-même, et ce qui peut lui donner le caractère d’une véritable “science sacrée”. » Un des types les plus complets de science traditionnelle est l’alchimie qui se définit comme « une science d’ordre cosmologique (…) applicable aussi à l’ordre humain, en vertu de l’analogie du “macrocosme” et du “microcosme” ; (…) [Elle est] constituée expressément en vue de permettre une transposition dans le domaine purement spirituel, [qui confère] à ses enseignements une valeur symbolique et une signification supérieure » (22). « L’alchimie a bien en effet le caractère d’une application de la doctrine ; et les moyens de l’initiation, si on les envisage en se plaçant à un point de vue en quelque sorte “descendant”, sont évidemment une application de son principe même, tandis qu’inversement, au point de vue “ascendant”, ils sont le “support” qui permet d’accéder à celui-ci ». C’est pourquoi, « il ne faut pas confondre les moyens d’une réalisation initiatique, quels qu’ils puissent être, avec son but, qui, en définitive, est toujours de connaissance pure » … L’alchimie envisage la manifestation corporelle en tant qu’elle se rattache à la manifestation subtile comme à son principe immédiat : elle se rapporte au « monde intermédiaire » où se situent « les prolongements extra-corporels de l’individualité humaine, ou les possibilités mêmes dont le développement concerne proprement les “petits mystères”. » (23) Elle comporte essentiellement la connaissance de la nature pouvant être considérée comme le symbole de la manifestation toute entière (24), et vise principalement les possibilités de l’« état primordial » : « puisque l’être qui y est parvenu est déjà virtuellement “délivré”… on peut dire qu’il est aussi virtuellement “transformé” par là même ; [et] il est bien entendu que sa “transformation” ne peut être effective, puisqu’il n’est pas encore sorti de l’état humain, dont il a seulement réalisé intégralement la perfection ; mais les possibilités qu’il a dès lors acquises reflètent et “préfigurent” en quelque sorte celles de l’être véritablement “transformé”, puisque c’est en effet au centre de l’état humain que se reflètent directement les états supérieurs. L’être qui est établi en ce point occupe une position réellement “centrale” par rapport à toutes les conditions de l’état humain, de sorte que, sans être passé au delà, il les domine pourtant d’une certaine façon, au lieu d’être au contraire dominé par elles comme l’est l’homme ordinaire ; et cela, est vrai notamment en ce qui concerne la condition temporelle aussi bien que la condition spatiale. » (25)

On peut encore dire que « l’être doit avant tout identifier le centre de sa propre individualité (représenté par le cœur dans le symbolisme traditionnel) avec le centre cosmique de l’état d’existence auquel appartient cette individualité, et qu’il va prendre comme base pour s’élever aux états supérieurs. C’est en ce centre que réside l’équilibre parfait, image de l’immutabilité principielle dans le monde manifesté ; c’est là que se projette l’axe qui relie entre eux tous les états, le “rayon divin” qui, dans son sens ascendant, conduit directement à ces états supérieurs qu’il s’agit d’atteindre. Tout point possède virtuellement ces possibilités et est, si l’on peut dire, le centre en puissance ; mais il faut qu’il le devienne effectivement par une identification réelle, pour rendre actuellement possible l’épanouissement total de l’être » (26) ; épanouissement qui peut ainsi être défini : « l’être qui a réalisé l’intégralité d’un état s’est fait lui-même le centre de cet état, et, comme tel, on peut dire qu’il remplit cet état tout entier de sa propre irradiation : il s’assimile tout ce qui y est contenu, de façon à en faire comme autant de modalités secondaires de lui-même, à peu près comparables à ce que sont les modalités qui se réalisent dans l’état de rêve. » (27)



III. De quelques applications cycliques

On sait que l’hermétisme désigne « une tradition d’origine égyptienne, revêtue par la suite d’une forme hellénisée, sans doute à l’époque alexandrine, et transmise sous cette forme, au moyen âge, à la fois au monde islamique et au monde chrétien, et, ajouterons-nous, au second en grande partie par l’intermédiaire du premier » (28)… Seulement, Guénon précise que « quelles que soient les affinités qui existent entre [l’hermétisme chrétien et la Maçonnerie proprement dite] il n’est cependant pas possible de les considérer comme identiques, car, même lorsqu’ils font jusqu’à un certain point usage des mêmes symboles, ils n’en procèdent pas moins de “techniques” initiatiques notablement différentes à bien des égards » (29).

Or, en ce qui concerne l’expression de l’ésotérisme islamique El Kebrîtul-ahmar (Le Soufre Rouge), il parle d’une « désignation indiquant une assimilation (…) de la “science des lettres” avec l’alchimie. En effet, ces deux sciences, entendues dans leur sens profond, n’en sont qu’une en réalité ; et ce qu’elles expriment l’une et l’autre, sous des apparences très différentes, n’est rien d’autre que le processus même de l’initiation, qui reproduit d’ailleurs rigoureusement le processus cosmogonique, la réalisation totale des possibilités d’un être s’effectuant nécessairement en passant par les mêmes phases que celles de l’Existence universelle » et il ajoute en note : « (…) le symbolisme maçonnique lui-même, dans lequel la “Parole perdue” et sa recherche jouent d’ailleurs un rôle important, caractérise les degrés initiatiques par des expressions manifestement empruntées à la “science des lettres” : épeler, lire, écrire. » (30)

Seulement, il précise encore ailleurs que « dans la tradition islamique, Seyidna Idris est identifié à la fois à Hermès et à Hénoch ; cette double assimilation semble indiquer une continuité de tradition qui remonterait au delà du sacerdoce égyptien, celui-ci ayant dû seulement recueillir l’héritage de ce que représente Hénoch, qui se rapporte manifestement à une époque antérieure » (31) ; c’est-à-dire l’époque atlantéenne, et non pas seulement alexandrine comme c’est le cas pour l’hermétisme gréco-égyptien.

D’un point de vue abrahamique, la civilisation atlantéenne commence avec Adam et se termine avec Noé, en passant par Hénoch ; et d’un point de vue islamique, le culte d’Abraham s’appelait la dînul-hanîffiyya, terme dont la racine ne se distingue de la transcription hébraïque d’Hénoch (Hanouq) que par la substitution de la lettre qâf par la lettre fâ’ qui se distinguent, en langue arabe, par deux points suscrits sur la première, et un seul sur la seconde, la forme de la lettre étant identique.

Guénon fait d’ailleurs remarquer que les deux langues arabes et hébraïques, « qui ont la plupart le leurs racines communes, peuvent très souvent s’éclairer l’une par l’autre » (32) et il fait remonter ces deux langues « à une source “abrahamique”, qui se rattache vraisemblablement surtout elle-même (comme le suggèrent d’ailleurs les noms mêmes des Hébreux [abrani] et des Arabes [eber]) au courant traditionnel venu de l’“île perdue de l’Occident” » (33). Pour être complet sur cette question, nous rappellerons que la tradition abrahamique est d’origine chaldéeenne, elle-même résultant de la jonction entre le courant atlantéen (ouest) et un courant venu du nord, et la tradition égyptienne le produit entre ce même courant venu de l’ouest et un autre venu du sud (34).

On pourrait donc envisager un courant alchimique remontant à Abraham par sa filiation arabe. Mais ce qui est peut être encore plus remarquable, c’est que dès qu’il est question de la science des lettres dans l’œuvre de Guénon, l’Atlantide y apparaît de manière plus ou moins directe : nous pensons au point central de la figure du Soleil formée par la réunion de la lettre occidentale nûn et de la lettre orientale na, qui symbolisent respectivement les traditions initiale et finale entre lesquelles le courant atlantéen occupe une position intermédiaire ; ainsi qu’à la figure de l’Androgyne formée par les noms d’Adam et Ève qui, inscrits en lettres arabes, font apparaître le vocable Aum qui témoigne aussi de cette jonction entre l’ouest et le nord.

Ceci étant, il résulte des données cycliques transmises par Guénon que la période atlantéenne correspond à une durée d’une « grande année » (12 960), et que sa disparition s’est produite 7 200 ans avant l’année 720 du Kali-Yuga, c’est-à-dire l’année 6 480 avant l’âge de fer. En d’autres termes, la civilisation atlantéenne chevauche 6 480 ans du Trêtâ-Yuga, ou âge d’argent, qui en compte le triple (19 440 ans), et 6 480 ans du Dwâpara-Yuga, ou âge d’airain, qui en compte le double (12 960 ans). Si on considère que les traditions issues du courant abrahamique représentent la jonction entre le courant atlantéen venu de l’ouest et un courant venu du nord (35), le passage cyclique du Trêtâ-Yuga au Dwâpara-Yuga pourrait correspondre à la prédominance de l’Atlantide méridionale sur l’Atlantide septentrionale, et, du point de vue de la tradition abrahamique, à la « chute » d’Adam hors du Paradis terrestre (36).

En outre, le Kali-Yuga ou âge de fer commence avec l’édification de la Tour de Babel et la confusion des langues (37). Nous ne sommes pas parvenus à déterminer si cet événement se rapporte à l’année 720 de ce Yuga, mais si on additionne ce nombre à l’année 3 761 A. C. qui correspond au début connu de l’ère juive (38), nous obtenons comme fin de l’âge de fer l’an 1 999 de notre ère (6 480 – (3 761 + 720)) (39).

Maintenant, si on ajoute aux 4 481 ans (3 761 + 720) les 570 ans qui marquent la naissance du Prophète Muhammad, on peut considérer qu’il est né en l’an 5 051 de l’âge de fer, date à laquelle il nous faut retrancher les 78 000 ans pour connaître la période de son existenciation spirituelle (– 72 949). Le nombre des trois cycles antérieurs à l’âge de fer (25 920 + 19 440 + 12 960) totalisent 58 320 ans ; c’est-à-dire que cette existenciation (72 949 – 58 320) correspond à l’an – 14 629 du Manvantara précédent, et plus précisément encore à l’an 1 669 (14 629 – 6 480 de l’âge de fer, et – 6 480 ans de la moitié de l’âge d’airain), avant la période qui correspond dans notre Manvantara au déluge biblique, à la suite duquel se rejoignent les traditions boréenne et atlante.

Bien qu’il ne s’agisse que d’une correspondance analogique, la coïncidence nous paraît suffisamment significative pour souligner l’importance de l’Atlantide comme nouveau point de départ pour les formes traditionnelles issues de la jonction entre le nord et l’ouest (40). Par ailleurs, dans Les Sept Étendards du Califat (41), M. Gilis signale que 78 est le nombre triangulaire de 12 (1 + 2 + 3 + 4 + … + 12), mais il est aussi un multiple de 13, ce qui semble indiquer qu’Ibn Arabî prend pour base la « “grande année” des Perses et des Grecs, évaluée souvent par approximation à 12 000 ou 13 000 ans » (42).

La totalité du cycle temporel (dawrâtu-z-zamân) comprend donc 6 « grandes années » correspondant aux directions de l’espace et aux jours de la semaine. Du reste, la base principale des périodes cycliques dans l’ordre cosmique « est la période de la précession des équinoxes, dont la durée est de 25 920 ans, de telle sorte que le déplacement des points équinoxiaux est d’un degré en 72 ans » (360° multipliés par 72 donne 25 920 ans) (43). Trois précessions des équinoxes totalisent 77 760 ans ou 72 ans multipliés par le nombre 1 080, autre nombre cyclique, c’est-à-dire 360°, formant le cercle zodiacal, multiplié par trois révolutions complètes [+ 240 ans (pour retrouver les 78 000 ans) divisés par 72, c’est-à-dire 3°333…].

Enfin, dans L’Islam et le signe zodiacal de la balance (44), Michel Rouge a traduit un extrait du Kitâb’Uqlât al mustawfiz où Ibn Arabî donne la procession des nombres correspondant à chaque signe en partant de l’axe équinoxial, dont la prédominance témoigne de la subordination à la tradition hyperboréenne (45). Nous n’entrerons pas dans le détail de cette question, mais nous ferons remarquer que la procession des nombres, dont la somme vaut 78 000, est solaire, alors qu’Ibn Arabî en fait le décompte en mode polaire en prenant comme point de départ le signe de la Balance qui correspond à l’est « céleste » et à l’ouest « terrestre », ce qui témoigne, une fois de plus, de l’importance de l’« île perdue de l’Occident ».

D’autre part, les décimales « paires » correspondent à l’aspect diurne (nahar) du jour (yawm), c’est-à-dire « descendant », et aux éléments feu et air, tandis que les décimales « impaires » correspondent à l’aspect nocturne (layla) du jour, c’est-à-dire « ascendant », et aux éléments eau et terre. En effet, à propos d’Hermès, Guénon dit que ses « deux fonctions de messager des Dieux et de “psychopompe” pourraient, astrologiquement, être rapportées respectivement à un aspect diurne et à un aspect nocturne ; on peut aussi, d’autre part, y retrouver la correspondance des deux courants descendant et ascendant que symbolisent les deux serpents du caducée » (46).

La difficulté des sciences traditionnelles réside dans les développements indéfinis qu’elles peuvent connaître, impliquant une progression graduelle qui peut facilement dévier si toutes les étapes intermédiaires ne sont pas franchies. Nous nous arrêterons donc ici, non sans rappeler que, selon les « anciens devoirs », Adam et Ève étaient les Surveillants de la première Loge (47) ; et que Guénon rapprochait le terme Cable-tow de l’arabe qabeltu qui signifie « j’ai accepté » (48). Il se trouve que ce verbe est de la même racine de ceux qui dérivent de Q B L (49) qui sert aussi à désigner Caïn (Qâbil), car comme le signale Guénon, « la Thorah hébraïque se rattache proprement au type de la loi des peuples nomades : de là la façon dont est présentée l’histoire de Caïn et d’Abel qui, au point de vue des peuples sédentaires, apparaîtrait sous un autre jour et serait susceptible d’une autre interprétation » (50). Il semblerait bien que l’intégration de l’héritage atlantéen au sein du courant abrahamique concerne aussi la Maçonnerie, car cette interprétation pourrait se rapporter à la correspondance que Guénon établit entre le sacrifice végétal de Caïn et l’ordre de Melchissédec (51).




IV. Sur la nature de l’O. T. R. et de la « constitution d’une élite en dehors de tout milieu défini »

Pour conclure, nous ferons quelques remarques sur l’Ordre du Temple Rénové, car il nous paraît vraiment contestable de penser que cette organisation procède d’une initiation en dehors de tout milieu défini. En effet, le contenu des conférences de l’O. T. R. se rapporte à des considérations d’ordre symbolique sur l’Archéomètre, la science des lettres et des nombres, les données cycliques et la maçonnerie qui concernent plusieurs courants bien définis, mais dont seule la réunion pose ici difficulté.

En fait, Guénon envisage non seulement la possibilité de la constitution d’une élite en dehors de tout milieu défini, ce qui pourrait se rapporter à autre chose (52) ; mais aussi celle d’une « initiation obtenue en dehors des moyens ordinaires et normaux », comme l’illustre l’exemple de Jacob Boehme qui était initié au compagnonnage (53) ; mais cette initiation ne concerne manifestement pas une collectivité, et comme toute initiation implique une chaîne initiatique, il y a bien « milieu défini », même si celui-ci n’est pas perceptible par les sens extérieurs (54).

Voici ce qu’il est rapporté sur son initiation : « un étranger vêtu très simplement, mais ayant une belle figure et un aspect vénérable » dit « d’une voix haute et ferme : “Jacob, Jacob viens ici”. Boehme fut d’abord surpris et effrayé d’entendre cet étranger qui lui était tout à fait inconnu, l’appeler ainsi par son nom de baptême ; mais s’étant remis, il alla à lui. L’étranger, d’un air sérieux et amical, porta les yeux sur les siens, les fixa avec un regard étincelant de feu, le prit par la main droite, et lui dit : “Jacob, tu es peu de chose, mais tu seras grand, et tu deviendras un autre homme, tellement que tu seras pour le monde un sujet d’étonnement. C’est pourquoi sois pieux, crains Dieu, et révère sa parole ; surtout lit soigneusement les Écritures Saintes, dans lesquelles tu trouveras des consolations et des instructions, car tu auras beaucoup à souffrir ; tu auras à supporter la pauvreté, la misère et des persécutions ; mais sois courageux et persévérant, car Dieu t’aime et t’est propice”. Sur cela, l’étranger lui serra la main, le fixa encore avec des yeux perçants, et s’en alla, sans qu’il y ait d’indices qu’ils se soient jamais revus. » (55)

En dehors de quelques recommandations générales, qui devaient nécessairement « parler » à l’« être » de Boehme, on peut remarquer que cette initiation n’est pas véhiculée par la transmission d’un mantra et qu’elle est de nature « silencieuse », c’est-à-dire qu’elle ne peut-être accomplie que par une certaine catégorie d’être réalisé, comme le Maharshi, par exemple, qui semble l’avoir donnée à certains de ses disciples qui devaient participer, d’une manière ou d’une autre, à la même « nature » que lui. Étant donné que Guénon est resté « silencieux » sur la « chaîne initiatique » qui le relie à ses Maîtres hindous, nous avons de nombreuses raisons de penser que c’est cette initiation qu’il a reçue par l’un de ses Maîtres Orientaux, et probablement aussi Saint-Yves d’Alveydre. Celle-ci n’est actuellement connue qu’en Orient, et pour notre part, nous savons qu’elle est aussi transmise au sein de la tradition islamique, puisque nous connaissons au moins deux musulmans qui ont assisté à ce genre d’initiation par un être réalisé qui leur a demandé d’en être les témoins ; mais il va sans dire qu’elle n’a rien à voir avec la filiation « akbarienne » de Guénon, car il recommande à ceux qui pourraient recevoir une « initiation en dehors des moyens ordinaires et normaux » de « régulariser » leur rattachement au sein d’une lignée conventionnelle et de s’intégrer dans un courant intellectuel préexistant. Quoi qu’il en soit, ceux qui s’intéressent aux sources de Guénon avec une curiosité profane peuvent toujours étaler leurs spéculations sur plusieurs centaines de pages : ils perdent leur temps, car il s’agit d’une initiation universelle et antérieure à toutes les formes traditionnelles particulières.

Pour comprendre la « mise en sommeil » de l’O. T. R., il faudrait prendre en considération une succession d’événements qui remontent au XVIIIe siècle, dans la simultanéité des antagonismes qu’ils ont engendrés.

Dans sa jeunesse, Guénon s’est intéressé de près à la constitution de l’Ordre des Élus Cohen et de la Stricte Observance Templière, dont la doctrine et les rituels ont inspiré la réforme willermozienne appelée Régime Écossais Rectifié qui a été réveillé en France à la même époque. Ce contexte est d’ailleurs évoqué indirectement par les références aux Convents des Gaules et de Wilhelmsbad dans la revue Hiram, sous la signature de Téder, représentant temporaire d’une filiation contre-initiatique qui semble avoir accordé un intérêt tout particulier à cette résurgence de la réforme willermozienne, non seulement parce que celle-ci nie la filiation templière de la Maçonnerie, mais aussi parce qu’elle présente une apparence plus « christique » que les branches marginales de Memphis-Misraïm.

Du reste, c’est à partir de la manifestation de l’O. T. R. que cette filiation s’acharnera à discréditer l’autorité de Guénon ; et son origine sabbataïste ou frankiste, qui remonte probablement, elle aussi, à l’Allemagne du XVIIIe siècle, semble être la même que celle du courant qui propagea les mystifications taxiliennes ; amenant Clarin de la Rive, qui s’en était d’abord fait le porte-parole, à s’allier avec Guénon afin de combattre des « influences » apparemment contradictoires, mais qui partageaient un intérêt commun d’infiltration au sein des institutions maçonniques et catholiques (56).

Pour compléter le tableau, il faudrait aussi envisager le rôle plus ou moins direct joué par la Hermetic Brotherhood of Louxor dans l’apparition du spiritisme et de l’occultisme. Seulement, cette confrérie semble aussi avoir constitué, au sein des « cercles » implantés dans différents pays, un lieu de rencontre d’une part, entre des Maçons opératifs et des Maçons spéculatifs, et d’autre part entre des Orientaux et des Occidentaux, parmi ceux qui pouvaient représenter autre chose que leur propre individualité.

À cette caractéristique, s’ajoute un certain nombre de conceptions tournant autour de la figure de l’Archéomètre, que l’on retrouve également dans les procès verbaux des séances de l’O. T. R., qui insistent, à plusieurs reprises, sur l’importance prioritaire que les « entités » accordaient à Charles Barlet, responsable officiel de la H. B. of L. pour la France, ainsi que sur leur défiance à l’égard de Max Théon et de son « mouvement cosmique » qualifié de « manichéisme ».

Or, il est possible que certaines origines de la H. B. of L. remontent à l’Allemagne du début du XIXe siècle, et bien que rien ne l’atteste actuellement, il se pourrait qu’il faille les chercher dans un des systèmes de hauts grades qui gravitaient autour de la Stricte Observance Templière (S. O. T.), comme le fit Guénon suite à la publication du livre sur le Marquis de Chefdebien, dans La France Antimaçonnique (57).

Du reste, cet Ordre présente une autre similitude avec la H. B. of L. et certains systèmes de hauts grades de la S. O. T. : il s’agit des rites magiques d’apparence spirite. Dès lors on peut comprendre que l’« entité » appelée Jacques de Molay ait déclaré : « J’ai encore un mot à vous dire ce soir. Celui qui doute le plus parmi vous est, au contraire, celui qui devrait avoir le plus de confiance en nous, pour des raisons que je ne puis vous donner encore, mais que je vous ferai savoir dans quelques temps ; vous comprendrez alors pourquoi sa présence à la table est nécessaire… et pourquoi nous ne pouvons nous adresser qu’à vous » (58).

Aujourd’hui, il est facile de reprocher à Guénon d’être sorti indemne d’une entreprise qui laissa des traces sur les autres affiliés de l’Ordre (ou d’abandonner des projets avec des collaborateurs qui n’étaient pas initiés à la Maçonnerie) ; seulement, il n’a jamais contraint personne à participer à ces rites, et comme ceux qui sont exécutés traditionnellement contiennent leur propre protection, il est fort probable que l’origine de ces traces doit être rapportée aux attaques de la contre-initiation qui persistent encore aujourd’hui à l’encontre de l’œuvre de Guénon.

Par ailleurs, dans certaines conférences, on retrouve les thèmes qui seront intégrés dans l’œuvre de Guénon, mais cela ne signifie rien quant à la nature de l’O. T. R., car c’est bien son auteur qui en restituera le sens métaphysique en l’attribuant d’ailleurs à ses Maîtres Orientaux. Du reste, à propos des influences psychiques appelées improprement « égrégores », il parle d’un « élargissement » de l’individualité auquel pourraient être appliquées les données cycliques qui se rapportent à la « nature adamique », car la magie elle-même peut être considérée d’un tout autre point de vue de celui qui caractérise son aspect « inférieur », comme il le précisera d’ailleurs en 1937 : « … la magie, d’ordre si inférieur qu’elle soit en elle-même, est cependant une science traditionnelle authentique ; comme telle, elle peut légitimement avoir une place parmi les applications d’une doctrine orthodoxe, pourvu que ce ne soit que la place subordonnée et très secondaire qui convient à son caractère essentiellement contingent. D’autre part, étant donné que le développement effectif des sciences traditionnelles particulières est déterminé en fait par les conditions propres à telle ou telle époque, il est naturel et en quelque sorte normal que les plus contingentes d’entre elles se développent surtout dans la période où l’humanité est la plus éloignée de l’intellectualité pure, c’est-à-dire dans le Kali-Yuga, et qu’ainsi elles y prennent, tout en restant dans les limites qui leurs sont assignées par leur nature même, une importance qu’elles n’avaient jamais pu avoir dans les périodes antérieures. Les sciences traditionnelles, quelles qu’elles soient, peuvent toujours servir de “supports” pour s’élever à une connaissance d’ordre supérieur, et c’est cela qui, plus que ce qu’elles sont en elles-mêmes, leur confère une valeur proprement doctrinale ; mais, comme nous le disons d’autre part, de tels “supports”, d’une façon générale, doivent devenir de plus en plus contingents à mesure que s’accomplit la “descente” cyclique, afin de demeurer adaptés aux possibilités humaines de chaque époque. Le développement des sciences traditionnelles inférieures n’est donc en somme qu’un cas particulier de cette “matérialisation” nécessaire des “supports” dont nous avons parlé ; mais, en même temps, il va de soi que les dangers de déviation deviennent d’autant plus grands qu’on va plus loin dans ce sens, et c’est pourquoi une science telle que la magie est manifestement parmi celles qui donnent lieu le plus facilement à toute sorte de déformations et d’usages illégitimes ; la déviation, dans tous les cas, n’est d’ailleurs imputable, en définitive, qu’aux conditions mêmes de cette période d’“obscuration” qu’est le Kali-Yuga. » (59)

Cet extrait nous paraît expliquer l’intérêt porté par Guénon à certaines organisations, y compris celle du groupe des Polaires ; et correspondre également à l’ambivalence du « double sens de la solidification » évoquée ailleurs. Nous admettrons volontiers qu’il faut une mentalité spéciale pour appliquer ce genre de science traditionnelle allant à rebours des méthodes qui visent la contemplation puisqu’elle cherche à susciter la réaction d’un objectif particulier ; mais dans le cas présent, il s’agit principalement de considérations d’ordre cyclique et symbolique ; et ce n’est pas parce que certains veulent désormais réduire la tradition à son application religieuse qu’il faut pour autant occulter certains aspects particuliers de notre situation cyclique, au nom d’une morale surtout soucieuse de trouver des justifications d’orthodoxie à l’enseignement de Guénon.

Quant à la « mise en sommeil » de l’O. T. R., on pourrait l’expliquer en ces termes : « par un phénomène assez étrange, on voit parfois reparaître, d’une façon plus ou moins fragmentaire, mais néanmoins très reconnaissable, quelque chose de ces traditions diminuées et déviées qui furent, en des circonstances fort diverses de temps et de lieux, le produit de la révolte des Kshatriyas, et dont le caractère “naturaliste” constitue toujours la marque principale [en note : « … de nos jours encore, elles sont fort loin d’avoir cessé bien qu’elles aient généralement un caractère très caché … »]. Sans y insister davantage, nous signalerons seulement la prépondérance accordée fréquemment, en pareil cas, à un certain point de vue “magique” (et il ne faut d’ailleurs pas entendre exclusivement par là la recherche d’effets extérieurs plus ou moins extraordinaires, comme il en est lorsqu’il ne s’agit que de pseudo-initiation [souligné par nous]), résultat de l’altération des sciences traditionnelles séparées de leur principe métaphysique. ». [en note : « Il faut ajouter que ces initiations inférieures et déviées sont naturellement celles qui donnent le plus facilement prise à l’action d’influences émanant de la contre-initiation… »(60). S’il n’y avait pas eu cette « mise en sommeil », l’O. T. R. aurait pu devenir comparable au « Grand Lunaire » auquel ce passage s’applique également, bien que Guénon lui attribue un point de vue « dualiste » qu’on ne trouve pas dans les conférences. Cette remarque n’est nullement hors de propos ici, puisque c’est précisément au sein de cette « initiation luciférienne » que le courant contre-initiatique prendra finalement refuge afin de s’attaquer à Guénon (61).

À propos de cette période, Denys Roman a évoqué l’idée d’une « descente aux enfers » qui pourrait même être envisagée d’un point de vue purement symbolique, car Guénon s’est volontairement placé au centre des antagonismes qui, quelle que soit leur contingence, peuvent servir de symboles aux dualités cosmiques ; et, en raison de son « envergure », il est normal que cette élimination de certaines possibilités inférieures ait eu des répercussions publiques qui sont les seules à pouvoir être exploitées par ses adversaires au nom d’une prétendue « erreur » spirite . D’ailleurs, dans ce domaine, on pourrait dire que Guénon a assumé une véritable fonction de Kshatriya, et même de « gardien de la Terre sainte », sous l’angle de laquelle son passage dans l’occultisme, qui était son kshatra, mériterait d’être revisité car, comme tous les véritables initiés, il s’est placé au « centre » des réalités sans se prendre pour le centre des choses ; et il y a dans cette distinction toute la différence qui existe entre l’« identification » et l’« association ». En d’autres termes, ce n’est pas le comportement de Guénon qui est ambigu, mais l’« ambiance cosmique » dans laquelle il a été manifesté.

C’est par la H. B. of L., qui relie Guénon à Barlet et à Guaïta, qu’on peut trouver des éclaircissements sur son passage au sein de l’occultisme. Cette filiation semble aussi avoir eu des incidences sur sa relation avec Oswald Wirth, qui était le secrétaire du second, et sur son initiation à la Maçonnerie du R. E. A. A. ; mais ce qu’il importe de retenir ici, c’est une cause unique aux multiples effets ; et plus précisément encore, un dépôt relevant de l’hermétisme, et même de l’alchimie orientale, qui est lié à la figure de l’Archéomètre et à celle de l’Androgyne, et qui est développé dans la série d’études sur le symbolisme de la Montagne et de la caverne, qui se succèdent entre la fin de l’année 1937 et le début de l’année 1939, et dans laquelle figure l’article intitulé Les mystères de la lettre nûn, tel un joyau sur une couronne.

Désormais, l’Archéomètre de Saint-Yves d’Alveydre et celui de La Gnose apparaissent comme les « écorces » desséchées de l’Arbre du Monde rendu intelligible par l’œuvre de Guénon, qui commente sa figure sans vraiment la mentionner puisqu’elle est composée d’éléments qui sont aussi des symboles universels. Si elle a failli être récupérée, détournée, voire déviée, c’est parce qu’elle présente la particularité de provenir d’une région où les Rose-Croix auraient établi leur dernière retraite ; et il y a là l’indice irréfutable de ce « mouvement qui demeure encore imprécis, mais qui peut et doit même normalement aboutir à la reconstitution d’une élite intellectuelle » (62). Derrière ce mouvement, il y a un « Ordre » qui ne dépend pas des individualités humaines et par rapport auquel l’œuvre de Guénon a un rôle précurseur (sâbiq), comme l’indique d’ailleurs son identité musulmane (Yahya) qui lui est subordonnée au même titre que sa signification chrétienne et maçonnique.

Y. B.       




Notes :


(1) Esprit et Intellect, dans le recueil Mélanges.

(2) Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, p. 146.

(3) Ibid., p. 120.

(4) Ibid., pp. 144-145.

(5) Ibid., p. 129.

(6) Ibid., p. 143 (« ce qui constitue l’objet propre d’une spéculation, ce ne sont pas précisément les choses mêmes qu’elle étudie, mais c’est le point de vue sous lequel elle étudie les choses. La logique (…) concerne les conditions de l’entendement humain ; ce qui peut être envisagé logiquement, c’est donc tout ce qui est objet de l’entendement humain, en tant qu’on le considère effectivement sous ce rapport (…) la logique hindoue envisage, non pas seulement la façon dont nous concevons les choses, mais bien les choses en tant qu’elles sont conçues par nous, notre conception étant véritablement inséparable de son objet, sans quoi, elle ne serait rien de réel ; et, à cet égard, la définition scolastique de la vérité comme adæquatio rei et intellectus, à tous les degrés de la connaissance est, en Occident, ce qui se rapproche le plus de la position des doctrines traditionnelles de l’Orient, parce qu’elle est ce qu’il y a de plus conforme aux données de la métaphysique pure. » (ibid., pp. 214, 217, 218).

(7) Ibid., p. 218.

(8) Ibid., p. 237.

(9) Ibid., pp. 254-255.

(10) Ibid., pp. 87-89.

(11) Ibid., pp. 90-91.

(12) Ibid., pp. 250-252. Puisque Guénon a fait allusion au maître, précisons encore que « la fonction de l’instructeur est véritablement (…) une “paternité spirituelle”, et c’est pourquoi l’acte rituel et symbolique par lequel elle débute est une “seconde naissance” pour celui qui est admis à recevoir l’enseignement par une transmission régulière. C’est cette idée de “paternité spirituelle” qu’exprime très exactement le mot guru qui désigne l’instructeur chez les Hindous, et qui a aussi le sens d’“ancêtre” ; c’est à cette même idée que fait allusion, chez les Arabes, le mot sheikh, qui, avec le sens propre de “vieillard”, a un emploi identique » (ibid., pp. 261-262).

Pour la Maçonnerie, on pourrait faire un rapprochement avec la tradition extrême-orientale, où l’instructeur est un « “frère aîné”, guide et soutien naturel de ceux qui le suivent dans la voie traditionnelle, et qui ne deviendra un “ancêtre” qu’après sa mort » ; mais sans l’enseignement oral et direct, « le rattachement d’une “filiation spirituelle” régulière et continue ferait inévitablement défaut » (ibid., p. 262).

(13) Ibid., pp. 94-95.

(14) Ibid., pp. 314-315-317.

(15) La Crise du Monde moderne, p. 62.

(16) Ibid., p. 53.

(17) Introduction générale, p. 314. Cette remarque ne semble d’ailleurs pas totalement s’appliquer à la doctrine d’Ibn Arabî qui se sert de la cosmologie occidentale afin d’exposer certains enseignements. Par un curieux retour des choses, la « condescendance » ressenties par certains auteurs à l’égard de cette cosmologie retombe donc sur leur exposé des doctrines akbariennes.

(18) Orient et Occident, p. 167.

(19) Ibid., p. 224.

(20) Ibid., pp. 159-160.

(21)  Ibid., p. 228.

(22) La Crise du Monde moderne, respectivement pp. 63, 65, 61.

(23) Aperçus sur l’Initiation, respectivement pp. 263, 261.

(24) Ibid., p. 250.

(25) Ibid., pp. 270-271.

(26) L’Ésotérisme de Dante, ch. VIII, p. 65.

(27) Les États Multiples de l’être, ch. XIV, p. 84.

(28) Aperçus sur l’Initiation, ch. XLI, p. 259.

(29) Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome II, art. Parole perdue et mots substitués, pp. 43-44.

(30) Symboles de la Science sacrée, ch. VI : La science des lettres (ilmul-hurûf).

(31) Formes traditionnelles et cycles cosmiques, art. Hermès, p. 133.

(32) Ibid., art. Qabbalah, p. 62, n. 1.

(33) Ibid., art. Kabbale et science des nombres, p. 80.

(34) Ibid., p. 153 (Études Traditionnelles, novembre 1937, comptes rendus de livres, Enel – A Message from the Sphinx) avec « une antériorité de la tradition chaldéenne par rapport à la tradition égyptienne » (art. Le tombeau d’Hermès, p. 147, note) ; si bien que lorsqu’on se trouve en présence de termes communs aux deux traditions abrahamique et égyptienne (tebt et Amon pour l’Égypte, tabût pour l’arabe, tebah pour l’hébreu ; et A M N pour les langues sémitiques), on peut en déduire qu’elles ont une origine atlantéenne, et non pas égyptienne comme le suggère Michel Vâlsan qui a été induit en erreur par une note tirée de l’étude de la revue La Gnose intitulée L’Archéomètre. Du reste, à propos d’Amon, Guénon emploie des guillemets pour parler de la connexion « égyptienne » de la Maçonnerie.

On notera également que dans les rapprochements entre des termes appartenant à des langues différentes, seules les consonnes importent réellement (Anubis, l’Hermès « psychopompe » se dit Anoupou dans l’ancienne langue égyptienne, terme également très proche de celui de hanîf ; la lettre p n’existant pas dans les langues sémitiques).

D’autre part, Guénon indique, en note, une identification entre Idris et Budha, l’« équivalent hindou d’Hermès » (ibid., art. Hermès, pp. 132-133), sans guère plus de précision, alors que certains aspects de ses écrits concernent précisément cette adaptation orientale de la doctrine hermétique.

(35) Ibid., pp. 50 (art. Place de la tradition atlantéenne dans le Manvantara) et 153 (compte rendu du livre de Enel indiqué plus haut).

(36) Ibid., art. Atlantide et Hyperborée, p. 37. Michel Vâlsan lui-même rapporte une tradition musulmane rattachant Adam à la race rouge ; cf. L’Islam et la fonction de René Guénon (1982) p. 87.

(37) Le Roi du Monde, p. 68, n. 1.

(38) Le Théosophisme, p. 410 : Études Traditionnelles, décembre 1937, comptes rendus de livres, Paul Le Cour – L’Ère du Verseau (L’Avènement de Ganimède).

(39) À une décennie près, cette date correspond à ce que dit Guénon sur la fin du bolchévisme : « …si les éléments sociaux les plus inférieurs accèdent au pouvoir d’une façon ou d’une autre, leur règne sera vraisemblablement le plus bref de tous [72 ans, ce qui correspond à un nombre cyclique], et il marquera la dernière phase d’un certain cycle historique [correspondant probablement à la fin de l’hégémonie occidentale sur le monde], puisqu’il n’est pas possible de descendre plus bas ; si même un tel événement n’a pas une portée plus générale, il est donc à supposer qu’il sera tout au moins, pour l’Occident, la fin de la période moderne. » (Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel, ch. VII). On pourrait donc considérer que l’année 1989 marque le début du « changement de direction » auxquelles sont subordonnées les trois hypothèses qui conditionnent l’Occident. Étant donné que celles-ci peuvent se dérouler simultanément et que celui-là peut durer plusieurs décennies, nous nous garderons bien de spéculer sur les possibilités qu’il comprend et qui doivent inclure « la préparation sans doute à longue échéance, mais néanmoins effective, d’un rapprochement intellectuel entre l’Orient et l’Occident » (Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, p. 303).

(40) C’est aussi l’année 4 811 de l’âge d’airain du cycle précédent, mais le nombre 1 669 nous paraît plus parlant : c’est le nombre d’Allâh (66) entre l’unité, correspondant à l’intérieur du Prophète, et la multiplicité correspondant à son extérieur. En outre, l’addition de ces 4 nombres donne 22, c’est-à-dire le nombre des lettres communes à l’arabe et à l’hébreu et qui correspondent à l’alphabet wattan.

(41) Ch. XXXIII.

(42) Formes traditionnelles et cycles cosmiques, art. Quelques remarques sur la doctrine des cycles cosmiques, p. 23.

(43) Ibid., p. 22.

(44) Vers La Tradition, no 81.

(45) Formes traditionnelles et cycles cosmiques, art. Place de la tradition atlantéenne dans le Manvantara, p. 47.

(46) Ibid., art. Hermès, p. 131, n. 1.

(47) Denys Roman, Réflexions d’un Chrétien sur la Franc-Maçonnerie, p. 90, n. 2.

(48) La Grande Triade, ch. II, p. 28.

(49) Formes traditionnelles et cycles cosmiques, art. Qabbalah, pp. 65-66 : qabbalah, mais aussi qiblah, et par interversion des deux dernières lettres qalb (cœur).

(50) Le Règne de la Quantité et les Signes du Temps, ch. XXI. Voir aussi Réflexions d’un Chrétien sur la Franc-Maçonnerie, p. 114, n. 22. On pourrait aussi rappeler le rôle de Nemrod dans les « Anciens devoirs », et celui de la Tour de Babel dans la transmission du « Mot de Maître ».

(51) Articles et Comptes Rendus tome I, p. 236 : Études Traditionnelles, novembre 1938, comptes rendus de revues.

(52) On peut se demander si, par « élite (…) en dehors de tout milieu défini » (cf. La Crise du Monde moderne, ch. IX), Guénon ne visait pas un courant intellectuel du genre de celui qui relie Fabre d’Olivet à Guaïta, et par l’intermédiaire duquel Saint-Yves d’Alveydre allait entrer en relation avec des Hindous.

À l’exception de Guaïta qui était initié à la H. B. of L. et qui rencontra un des Hindous chez d’Alveydre, rien n’indique que ce dernier et Fabre d’Olivet ont reçu une initiation occidentale et, malgré quelques réserves, qui pourraient d’ailleurs s’appliquer en partie au jeune Guénon lui-même, celui-ci reconnaît à l’œuvre de l’occultiste « une “tenue” qui n’admet aucune comparaison avec d’autres productions de la même école ».

Dans Le Problème du Mal, « le point de vue de Guaïta est (…), comme celui de Fabre d’Olivet lui-même, essentiellement cosmologique, et l’on peut même dire métaphysique dans une certaine mesure, car la cosmologie, envisagée traditionnellement, ne saurait jamais être séparée des principes métaphysiques, dont elle constitue même une des applications les plus directes » (René Guénon, Comptes Rendus, p. 111 : Études Traditionnelles, janvier-février 1950, comptes rendus de livres). On peut y trouver une figuration de la « dyade androgynique », avec des lettres hébraïques, qui semble être tirée de l’Amphithéâtre de l’Éternelle Sapience de Kunrath, dont la traduction par Grillot de Givry est postérieure aux reproductions publiées par Guaïta dans son premier livre intitulé Au Seuil du Mystère. En outre, le premier article connu de Guénon, Le Démiurge, traite d’un thème similaire à celui du livre dont il fait le compte rendu et à propos duquel il écrit : « il y a fort longtemps, à peu près un quart de siècle [en 1950], que nous avions eu connaissance de ces commentaires ». Seulement, dans la « dyade androgynique » où n’apparaît pas le vocable Aum, la disposition des noms hébraïques d’Adam et Ève ne permet pas des développements aussi riches que ceux de leur transposition en langue arabe, telle qu’elle fut transmise par Guénon à Vâlsan, en 1945.

Quoiqu’il en soit, on peut s’étonner que ce dernier ait consacré près de 7 pages à la possibilité d’une élite en dehors de tout milieu défini (La fonction de René Guénon et le sort de l’Occident, in Études Traditionnelles (1951), pp. 233-234, 244, 246, 248-249, 250), qui occupe seulement 11 lignes dans La Crise du Monde moderne, p. 130) sans la relier à ce courant intellectuel que Guénon n’a jamais remis en question, en dépit des imperfections liées aux individualités qui l’ont incarné, contrairement à ce qu’il en est pour l’O. T. R.

(53) Initiation et réalisation spirituelle, ch. V : À propos du rattachement initiatique, pp. 55 à 58.

(54) Une étude récente et très documentée évoque désormais la notion d’« agrégat intellectuel » qui se serait cristallisé autour le la lettre T., signataire de l’étude sur l’Archéomètre dans La Gnose, afin de cautionner la thèse d’une initiation en dehors de tout milieu défini ; seulement cette notion d’agrégat se rapporte à une « fonction intellectuelle » qui se perpétue à travers les générations, voire les siècles, comme cela existe chez les uwayssî de l’ésotérisme islamique, et non pas à un « groupe d’études » formé par différents individus vivants à la même époque. En outre, l’étude en question s’appuie partiellement, et même partialement, sur le témoignage de P. Genty qui était affilié à l’Ordre, car elle ne mentionne pas l’opinion de Guénon sur l’importance exagérée que l’occultiste accordait à cette affaire.

(55) Le Voile d’Isis, numéro spécial sur Jacob Boehme, pp. 230-231.

(56) Actuellement, ces deux courants connaissent encore des prolongements qui se sont adaptés à certains aspects de la terminologie guénonienne pour en faire un usage à rebours en jouant sur l’ambivalence des symboles.

(57) Dans L’Erreur spirite (p. 27), Guénon fait allusion à la haute maçonnerie allemande avant de donner des indications sur les origines présumées de la H. B. of L.

(58) Ainsi donc, Guénon aurait fait preuve de scepticisme à l’égard de « l’ancien centre retiré de la tradition occidentale » ? Il serait peut-être plus opportun de s’interroger sur l’intérêt que peut présenter l’hypothétique cessation d’une telle possibilité pour certains « intermédiaires ».

(59) Études sur l’Hindouisme, art. Tantrisme et magie, pp. 83-84. Autrefois, nous avons fréquenté un initié, au sein du taçawwuf, qui entretenait des relations désintéressées avec les jinn afin de soigner les âmes des individus que ceux-ci lui signalaient. Il s’agit là d’une fonction psychique un peu particulière, car elle se transmet à travers les générations, lorsque décède le membre de la famille qui la détient. Mais, de son propre aveu, elle comportait plus d’inconvénients que d’avantages, car il l’accomplissait de manière anonyme, sans réclamer de rétribution et en manipulant des forces qu’il n’était pas toujours aisé de contrôler, surtout pour les individus victimes d’un envoûtement. Certains de ces musulmans possèdent une perception grâce à laquelle ils peuvent répondre à certaines questions de Maîtres, en reproduisant la voix du jinn auquel elle s’adresse, et dont, pour leur part, ils ne conservent aucun souvenir. Il y a beaucoup de choses de cet ordre dans une tradition complète où elles ne dépassent pas le cadre inférieur qui leur est réservé, sauf dans les voies qui sont déviées ; mais il y a tellement de légendes populaires sur cette question, que certains Maîtres se sentent parfois contraints de déclarer à un aspirant, qu’auprès de lui il ne trouvera pas de guérison de cette nature. Il faut d’ailleurs dire que, en dépit de l’envahissement de la mentalité moderne qui est généralement superficiel dans le monde oriental, la séparation entre le domaine corporel et le domaine subtil n’y est pas aussi tranchée que dans le monde occidental. Seulement, comme la majorité des voyageurs attirent à eux des mentalités qui leur correspondent et qu’ils ont des échanges en rapport avec la leur, ils ne sont peut-être pas les mieux placés pour s’en rendre compte. Du reste, il n’est pas nécessaire d’assimiler l’idéologie moderne pour adopter les « progrès » des sciences modernes, qui sont très relatifs puisqu’ils ont tous un impact sur l’organisme humain ; et rien ne permet d’affirmer que les tentatives d’« uniformisation » actuelles se fassent à l’avantage du monde occidental.

(60) Aperçus sur l’Initiation, p. 257.

(61) Sur le « Grand Lunaire », voir Comptes Rendus, p. 46 (Études Traditionnelles, mars-avril 1946, comptes rendus de livres), où Guénon y fait allusion en parlant du contenu du livre intitulé : Dans l’ombre des Cathédrales, de Robert Ambelain qui en faisait partie.

(62) La Crise du Monde moderne, p. 131. Cette citation fait d’ailleurs suite à celle qui est relative à « la constitution d’une élite en dehors de tout milieu défini ».


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