mardi 31 mai 2011

Leibnitz, père de l'informatique - chute vers la quantité pure


 

Théorie de numération binaire tirée du Yi-King

Les Européens ont une si haute opinion de leur science qu’ils en croient le prestige irrésistible, et ils s’imaginent que les autres peuples doivent tomber en admiration devant leurs découvertes les plus insignifiantes ; cet état d’esprit, qui les conduit parfois à de singulières méprises, n’est pas tout nouveau, et nous en avons trouvé chez Leibnitz un exemple assez amusant. On sait que ce philosophe avait formé le projet d’établir ce qu’il appelait une « caractéristique universelle », c’est-à-dire une sorte d’algèbre généralisée, rendue applicable aux notions de tout ordre, au lieu d’être restreinte aux seules notions quantitatives ; cette idée lui avait d’ailleurs été inspirée par certains auteurs du moyen âge, notamment Raymond Lulle et Trithème. Or, au cours des études qu’il fit pour essayer de réaliser ce projet, Leibnitz fut amené à se préoccuper de la signification des caractères idéographiques qui constituent l’écriture chinoise, et plus particulièrement des figures symboliques qui forment la base du Yi-king ; on va voir comment il comprit ces dernières : « Leibnitz, dit L. Couturat, croyait avoir trouvé par sa numération binaire (numération qui n’emploie que les signes 0 et 1, et dans laquelle il voyait une image de la création ex nihilo) l’interprétation des caractères de Fo-hi, symboles chinois mystérieux et d’une haute antiquité, dont les missionnaires européens et les Chinois eux-mêmes ne connaissaient pas le sens... Il proposait d’employer cette interprétation à la propagation de la foi en Chine, attendu qu’elle était propre à donner aux Chinois une haute idée de la science européenne, et à montrer l’accord de celle-ci avec les traditions vénérables et sacrées de la sagesse chinoise. Il joignit cette interprétation à l’exposé de son arithmétique binaire qu’il envoya à l’Académie des Sciences de Paris » [1]. Voici, en effet, ce que nous lisons textuellement dans le mémoire dont il est ici question : « Ce qu’il y a de surprenant dans ce calcul (de l’Arithmétique binaire), c’est que cette Arithmétique par 0 et 1 se trouve contenir le mystère des lignes d’un ancien Roi et Philosophe nommé Fohy, qu’on croit avoir vécu il y a plus de quatre mille ans [2] et que les Chinois regardent comme le Fondateur de leur Empire et de leurs sciences. Il y a plusieurs figures linéaires qu’on lui attribue, elles reviennent toutes à cette Arithmétique ; mais il suffit de mettre ici la Figure de huit Cova [3], comme on l’appelle, qui passe pour fondamentale, et d’y joindre l’explication qui est manifeste, pourvu qu’on remarque premièrement qu’une ligne entière signifie l’unité ou 1, et secondement qu’une ligne brisée signifie le zéro ou 0. Les Chinois ont perdu la signification des Cova ou Linéations de Fohy, peut-être depuis plus d’un millénaire d’années, et ils ont fait des commentaires là-dessus, où ils ont cherché je ne sçai quels sens éloignés, de sorte qu’il a fallu que la vraie explication leur vînt maintenant des Européens. Voici comment : il n’y a guères plus de deux ans que j’envoyai au R. P. Bouvet, Jésuite français célèbre, qui demeure à Pékin, ma manière de compter par 0 et 1, et il n’en fallut pas davantage pour lui faire reconnoître que c’est la clef des figures de Fohy. Ainsi, m’écrivant le 14 novembre 1701, il m’a envoyé la grande figure de ce Prince Philosophe qui va à 64 [4], et ne laisse plus lieu de douter de la vérité de notre interprétation, de sorte qu’on peut dire que ce Père a déchiffré l’énigme de Fohy, à l’aide de ce que je lui avois communiqué. Et comme ces figures sont peut-être le plus ancien monument de science qui soit au monde, cette restitution de leur sens, après un si grand intervalle de tems, paroîtra d’autant plus curieuse... Et cet accord me donne une grande opinion de la profondeur des méditations de Fohy. Car ce qui nous paroît aisé maintenant, ne l’étoit pas tout dans ces tems éloignés... Or, comme l’on croit à la Chine que Fohy est encore auteur des caractères chinois, quoique fort altérés par la suite des tems, son essai d’Arithmétique fait juger qu’il pourroit bien s’y trouver encore quelque chose de considérable par rapport aux nombres et aux idées, si l’on pouvoît déterrer le fondement de l’écriture chinoise, d’autant plus qu’on croit à la Chine qu’il a eu égard aux nombres en l’établissant. Le R. P. Bouvet est fort porté à pousser cette pointe, et très capable d’y réussir en bien des manières. Cependant je ne sçai s’il y a jamais eu dans l’écriture chinoise un avantage approchant de celui qui doit être nécessairement dans une Caractéristique que je projette. C’est que tout raisonnement qu’on peut tirer des notions, pourroit être tiré de leurs Caractères par une manière de calcul, qui seroit un des plus importans moyens d’aider l’esprit humain » [5]. Nous avons tenu à reproduire tout au long ce curieux document, qui permet de mesurer jusqu’où pouvait aller la compréhension de celui que nous regardons pourtant comme le plus « intelligent » de tous les philosophes modernes : Leibnitz était persuadé à l’avance que sa « caractéristique », qu’il ne parvint d’ailleurs jamais à constituer (et les « logisticiens » d’aujourd’hui ne sont guère plus avancés), ne pourrait manquer d’être bien supérieure à l’idéographie chinoise ; et le plus beau, c’est qu’il pense faire grand honneur à Fo-hi en lui attribuant un « essai d’arithmétique » et la première idée de son petit jeu de numération. Il nous semble voir d’ici le sourire des Chinois, si on leur avait présenté cette interprétation quelque peu puérile, qui aurait été fort loin de leur donner « une haute idée de la science européenne », mais qui aurait été propre à leur en faire apprécier très exactement la portée réelle. La vérité est que les Chinois n’ont jamais « perdu la signification », ou plutôt les significations des symboles dont il s’agit ; seulement, ils ne se croyaient point obligés de les expliquer au premier venu, surtout s’ils jugeaient que ce serait peine perdue ; et Leibnitz, en parlant de « je ne sçai quels sens éloignés », avoue en somme qu’il n’y comprend rien. Ce sont ces sens, soigneusement conservés par la tradition (que les commentaires ne font que suivre fidèlement) qui constituent « la vraie explication », et ils n’ont d’ailleurs rien de « mystique » ; mais quelle meilleure preuve d’incompréhension pouvait-on donner que de prendre des symboles métaphysiques pour « des caractères purement numéraux » ? Des symboles métaphysiques, voilà en effet ce que sont essentiellement les « trigrammes » et les « hexagrammes », représentation synthétique de théories susceptibles de recevoir des développements illimités, et susceptibles aussi d’adaptations multiples, si, au lieu de se tenir dans le domaine des principes, on en veut faire l’application à tel ou tel ordre déterminé. On aurait fort étonné Leibnitz si on lui avait dit que son interprétation arithmétique trouvait place aussi parmi ces sens qu’il rejetait sans les connaître, mais seulement à un rang tout à fait accessoire et subordonné ; car cette interprétation n’est pas fausse en elle-même, et elle est parfaitement compatible avec toutes les autres, mais elle est tout à fait incomplète et insuffisante, insignifiante même quand on l’envisage isolément, et ne peut prendre d’intérêt qu’en vertu de la correspondance analogique qui relie les sens inférieurs au sens supérieur, conformément à ce que nous avons dit de la nature des « sciences traditionnelles ». Le sens supérieur, c’est le sens métaphysique pur ; tout le reste, ce ne sont qu’applications diverses, plus ou moins importantes, mais toujours contingentes : c’est ainsi qu’il peut y avoir une application arithmétique comme il y en a une indéfinie d’autres, comme il y a par exemple une application logique, qui eût pu servir davantage au projet de Leibnitz s’il l’eût connue, comme il y a une application sociale, qui est le fondement du Confucianisme, comme il y a une application astronomique, la seule que les Japonais aient jamais pu saisir [6], comme il y a même une application divinatoire, que les Chinois regardent d’ailleurs comme une des plus inférieures de toutes, et dont ils abandonnent la pratique aux jongleurs errants. Si Leibnitz s’était trouvé en contact direct avec les Chinois, ceux-ci lui auraient peut-être expliqué (mais l’aurait-il compris ?) que même les chiffres dont il se servait pouvaient symboliser des idées d’un ordre beaucoup plus profond que les idées mathématiques, et que c’est en raison d’un tel symbolisme que les nombres jouaient un rôle dans la formation des idéogrammes, non moins que dans l’expression des doctrines pythagoriciennes (ce qui montre que ces choses n’étaient pas ignorées de l’antiquité occidentale). Les Chinois auraient même pu accepter la notation par 0 et 1, et prendre ces « caractères purement numéraux » pour représenter symboliquement les idées métaphysiques du yin et du yang (qui n’ont d’ailleurs rien à voir avec la conception de la création ex nihilo), tout en ayant bien des raisons de préférer, comme plus adéquate, la représentation fournie par les « linéations » de Fo-hi, dont l’objet propre et direct est dans le domaine métaphysique. Nous avons développé cet exemple parce qu’il fait apparaître clairement la différence qui existe entre le systématisme philosophique et la synthèse traditionnelle, entre la science occidentale et la sagesse orientale ; il n’est pas difficile de reconnaître, sur cet exemple qui a pour nous, lui aussi, une valeur de symbole, de quel côté se trouvent l’incompréhension et l’étroitesse de vues [7]. Leibnitz, prétendant comprendre les symboles chinois mieux que les Chinois eux-mêmes, est un véritable précurseur des orientalistes, qui ont, les Allemands surtout, la même prétention à l’égard de toutes les conceptions et de toutes les doctrines orientales, et qui refusent de tenir le moindre compte de l’avis des représentants autorisés de ces doctrines : nous avons cité ailleurs le cas de Deussen s’imaginant expliquer Shankarâchârya aux Hindous, et l’interprétant à travers les idées de Schopenhauer ; ce sont bien là des manifestations d’une seule et même mentalité.

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[1] La Logique de Leibnitz, pp.474-475.
[2] La date exacte est 3468 avant l’ère chrétienne, d’après une chronologie basée sur la description précise de l’état du ciel à cette époque ; ajoutons que le nom de Fo-hi sert en réalité de désignation à toute une période de l’histoire chinoise.
[3] Kova est le nom chinois des « trigrammes », c’est-à-dire des figures qu’on obtient en assemblant trois à trois, de toutes les manières possibles, des traits pleins et brisés, et qui sont effectivement au nombre de huit.
[4] Il s’agit là des soixante-quatre « hexagrammes » de Wen-wang, c’est-à-dire des figures de six traits formés en combinant les huit « trigrammes » deux à deux. Notons en passant que l’interprétation de Leibnitz est tout à fait incapable d’expliquer, entre autres choses, pourquoi ces « hexagrammes », aussi bien que les « trigrammes » dont ils sont dérivés, sont toujours disposés en un tableau de forme circulaire.
[5] Explication de l’Arithmétique binaire, qui se sert des seuls caractères 0 et 1, avec des remarques sur son utilité, et sur ce qu’elle donne le sens des anciennes figures chinoises de Fohy, Mémoire de l’Académie des Sciences, 1703 : OEuvres mathématiques de Leibnitz, éd. Gerhardt, t. VII, pp. 226-227. Ŕ Voir aussi De Dyadicis : ibid., t. VII, pp. 233-234. Ce texte se termine ainsi : « Ita mirum accidit, ut res ante ter et amplius (millia !) annos nota in extremo noetri continentis, oriente, nunc in extreme ejus occidente, sed melioribus, ut spero auspiciis resuscitaretur. Nam non apparet, antea usum hujus characterismi ad augendam numerotionem intelligentes nescio quos mysticos significatus in characteribus mere numeralibus sibi fingebant. »
[6] La traduction française du Yi-king par Philastre (Annales du Musée Guimet, t. VIII et t. XXIII), qui est d’ailleurs une oeuvre extrêmement remarquable, a le défaut d’envisager un peu trop exclusivement le sens astronomique.
[7] Nous rappellerons ici ce que nous avons dit de la pluralité de sens de tous les textes traditionnels, et spécialement des idéogrammes chinois : Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2e partie, ch. IX. Ŕ Nous y joindrons encore cette citation empruntée à Philastre : « En chinois, le mot (ou le caractère) n’a presque jamais de sens absolument défini et limité ; le sens résulte très généralement de la position dans la phrase, mais avant tout de son emploi dans tel ou tel livre plus ancien et de l’interprétation admise dans ce cas… Le mot n’a de valeur que par ses acceptions traditionnelles » (Yi-king, 1re partie, p. 8 ).
René Guénon, Orient et Occident (1924), chapitre II - La superstition de la science






Source :
http://martin-wagenschein.de/K-Kohl/Informat/Leibniz.htm





Les sources d'inspiration de Leibnitz

Ce qui nous concerne plus directement pour le moment, c’est ceci : si nous avons à constater de telles insuffisances chez Leibnitz, et des insuffisances d’autant plus graves qu’elles portent surtout sur les questions de principes, que pourra-t-il bien en être des autres philosophes et mathématiciens modernes, auxquels il est assurément très supérieur malgré tout ? Cette supériorité, il la doit, d’une part, à l’étude qu’il avait faite des doctrines scolastiques du moyen âge, bien qu’il ne les ait pas toujours entièrement comprises, et, d’autre part, à certaines données ésotériques, d’origine ou d’inspiration principalement rosicrucienne (1), données évidemment très incomplètes et même fragmentaires, et que d’ailleurs il lui arriva parfois d’appliquer assez mal, comme nous en verrons quelques exemples ici même ; c’est à ces deux « sources » pour parler comme les historiens, qu’il convient de rapporter, en définitive, à peu près tout ce qu’il y a de réellement valable dans ses théories, et c’est là aussi ce qui lui permit de réagir, quoique imparfaitement, contre le cartésianisme, qui représentait alors, dans le double domaine philosophique et scientifique, tout l’ensemble des tendances et des conceptions les plus spécifiquement modernes. Cette remarque suffit en somme à expliquer, en quelques mots, tout ce que fut Leibnitz, et, si on veut le comprendre, il ne faudrait jamais perdre de vue ces indications générales, que nous avons cru bon, pour cette raison, de formuler dès le début ; mais il est temps de quitter ces considérations préliminaires pour entrer dans l’examen des questions mêmes qui nous permettront de déterminer la véritable signification du calcul infinitésimal.

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1 - La marque indéniable de cette origine se trouve dans la figure hermétique placée par Leibnitz en tête de son traité De Arte combinatoria : c’est une représentation de la Rota Mundi, dans laquelle, au centre de la double croix des éléments (feu et eau, air et terre) et des qualités (chaud et froid, sec et humide), la quinta essentia est symbolisée par une rose à cinq pétales (correspondant à l’éther considéré en lui-même et comme principe des quatre autres éléments) ; naturellement, cette « signature » est passée complètement inaperçue de tous les commentateurs universitaires !
René Guénon, Les principes du calcul infinitésimal, Introduction


Leibnitz, un des scientifiques reconnus comme les plus brillants de notre époque, prenait ainsi les sources de son travail dans des résidus de connaissance traditionnelle. Sa démarche n'avait donc pas grand chose à voir avec la "démarche scientifique" creuse et dogmatique, qui n'est rien d'autre qu'un refus revendiqué de toute véritable connaissance. Il n'empêche, malgré sa valeur parmi les modernes, que la panacée qu'il a cru trouver dans son interprétation du symbolisme du Yi-King n'était rien de plus qu'une préfiguration de l'informatique, technique basée sur la quantité pure.




Chute vers la quantité pure

Une autre question se pose encore : la quantité se présente à nous sous des modes divers, et, notamment, il y a la quantité discontinue, qui est proprement le nombre[1], et la quantité continue, qui est représentée principalement par les grandeurs d’ordre spatial et temporel ; quel est, parmi ces modes, celui qui constitue plus précisément ce qu’on peut appeler la quantité pure ? Cette question a aussi son importance, d’autant plus que Descartes, qui se trouve au point de départ d’une bonne partie des conceptions philosophiques et scientifiques spécifiquement modernes, a voulu définir la matière par l’étendue, et faire de cette définition même le principe d’une physique quantitative qui, si elle n’était pas encore du « matérialisme », était du moins du « mécanisme » ; on pourrait être tenté de conclure de là que c’est l’étendue qui, étant directement inhérente à la matière, représente le mode fondamental de la quantité. Par contre, saint Thomas d’Aquin, en disant que « numerus stat ex parte materiæ », semble plutôt suggérer que c’est le nombre qui constitue la base substantielle de ce monde, et que c’est lui, par conséquent, qui doit être regardé véritablement comme la quantité pure ; ce caractère « basique » du nombre s’accorde d’ailleurs parfaitement avec le fait que, dans la doctrine pythagoricienne, c’est lui qui, par analogie inverse, est pris comme symbole des principes essentiels des choses. Il faut d’ailleurs remarquer que la matière de Descartes n’est plus la materia secunda des scolastiques, mais qu’elle est déjà un exemple, et peut-être le premier en date, d’une « matière » de physicien moderne, bien qu’il n’ait pas encore mis dans cette notion tout ce que ses successeurs devaient y introduire peu à peu pour en arriver aux théories les plus récentes sur la « constitution de la matière ». Il y a donc lieu de soupçonner qu’il peut y avoir, dans la définition cartésienne de la matière, quelque erreur ou quelque confusion, et qu’il a dû déjà s’y glisser, peut-être à l’insu de son auteur, un élément qui n’est pas d’ordre purement quantitatif ; et en effet, comme nous le verrons par la suite, l’étendue, tout en ayant évidemment un caractère quantitatif, comme d’ailleurs tout ce qui appartient au monde sensible, ne saurait pourtant être regardée comme pure quantité. De plus, on peut remarquer aussi que les théories qui vont le plus loin dans le sens de la réduction au quantitatif sont généralement « atomistes », sous une forme ou sous une autre, c’est-à-dire qu’elles introduisent dans leur notion de matière une discontinuité qui la rapproche beaucoup plus de la nature du nombre que de celle de l’étendue ; et même le fait que la matière corporelle ne peut pas malgré tout être conçue autrement que comme étendue n’est pour tout « atomisme » qu’une source de contradictions. Une autre cause de confusion en tout cela, et sur laquelle nous aurons à revenir, est l’habitude que l’on a prise de considérer « corps » et « matière » comme à peu près synonymes ; en réalité, les corps ne sont nullement la materia secunda, qui ne se rencontre nulle part dans les existences manifestées en ce monde, mais ils en procèdent seulement comme de leur principe substantiel. En définitive, c’est bien le nombre, qui, lui non plus, n’est jamais perçu directement et à l’état pur dans le monde corporel qui doit être considéré en premier lieu dans le domaine de la quantité, comme en constituant le mode fondamental ; les autres modes ne sont que dérivés, c’est-à-dire qu’ils ne sont en quelque sorte quantité que par participation au nombre, ce qu’on reconnaît d’ailleurs implicitement quand on considère, comme il en est toujours en fait, que tout ce qui est quantitatif doit pouvoir s’exprimer numériquement. Dans ces autres modes, la quantité, même si elle est l’élément prédominant, apparaît toujours comme plus ou moins mélangée de qualité, et c’est ainsi que les conceptions de l’espace et du temps, en dépit de tous les efforts des mathématiciens modernes, ne pourront jamais être exclusivement quantitatives, à moins que l’on ne consente à les réduire à des notions entièrement vides, sans aucun contact avec une réalité quelconque ; mais, à vrai dire, la science actuelle n’est-elle pas faite en grande partie de ces notions vides, qui n’ont plus que le caractère de « conventions » sans la moindre portée effective ? Nous nous expliquerons plus complètement sur cette dernière question, surtout en ce qui concerne la nature de l’espace, car ce point a un rapport étroit avec les principes du symbolisme géométrique, et, en même temps, il fournit un excellent exemple de la dégénérescence qui conduit des conceptions traditionnelles aux conceptions profanes ; et nous y arriverons en examinant tout d’abord comment l’idée de la « mesure », sur laquelle repose la géométrie elle-même, est, traditionnellement, susceptible d’une transposition qui lui donne une tout autre signification que celle qu’elle a pour les savants modernes, qui n’y voient en somme que le moyen d’approcher le plus possible de leur « idéal » à rebours, c’est-à-dire d’opérer peu à peu la réduction de toutes choses à la quantité.

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[1] La notion pure du nombre est essentiellement celle du nombre entier, et il est évident que la suite des nombres entiers constitue une série discontinue ; toutes les extensions que cette notion a reçues, et qui ont donné lieu à la considération des nombres fractionnaires et des nombres incommensurables, en sont de véritables altérations, et elles ne représentent en réalité que les efforts qui ont été faits pour réduire autant que possible les intervalles du discontinu numérique, afin de rendre moins imparfaite son application à la mesure des grandeurs continues.
René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chapitre II - « Materia signata quantitate »



Si nous considérons l’ensemble de ce domaine de manifestation qu’est notre monde, nous pouvons dire que, à mesure qu’elles s’éloignent de l’unité principielle, les existences y deviennent d’autant moins qualitatives et d’autant plus quantitatives ; en effet, cette unité, qui contient synthétiquement en elle-même toutes les déterminations qualitatives des possibilités de ce domaine, en est le pôle essentiel, tandis que le pôle substantiel, dont on s’approche évidemment dans la même mesure qu’on s’éloigne de l’autre, est représenté par la quantité pure, avec l’indéfinie multiplicité « atomique » qu’elle implique, à l’exclusion de toute distinction autre que numérique entre ses éléments. Cet éloignement graduel de l’unité essentielle peut d’ailleurs être envisagé sous un double point de vue, en simultanéité et en succession ; nous voulons dire qu’on peut l’envisager, d’une part, dans la constitution des êtres manifestés, où ces degrés déterminent, pour les éléments qui y entrent ou les modalités qui leur correspondent, une sorte de hiérarchie, et, d’autre part, dans la marche même de l’ensemble de la manifestation du commencement à la fin d’un cycle ; il va de soi que, ici, c’est au second de ces deux points de vue que nous devons nous référer plus particulièrement. Dans tous les cas, on pourrait, à cet égard, représenter géométriquement le domaine dont il s’agit par un triangle dont le sommet est le pôle essentiel, qui est qualité pure, tandis que la base est le pôle substantiel, c’est-à-dire, pour ce qui est de notre monde, la quantité pure, figurée par la multiplicité des points de cette base, en opposition avec le point unique qu’est le sommet ; si l’on trace des parallèles à la base pour représenter les différents degrés de l’éloignement dont nous venons de parler, il est évident que la multiplicité qui symbolise le quantitatif y sera d’autant plus marquée qu’on s’éloignera davantage du sommet pour s’approcher de la base. Seulement, pour que le symbole soit aussi exact que possible, il faudrait supposer que la base est indéfiniment éloignée du sommet, d’abord parce que ce domaine de manifestation est véritablement indéfini lui-même, et ensuite pour que la multiplicité des points de la base soit pour ainsi dire portée à son maximum ; en outre, on indiquerait par là que cette base, c’est-à-dire la quantité pure, ne peut jamais être atteinte dans le cours du processus de manifestation, bien que celui-ci y tende sans cesse de plus en plus, et que, à partir d’un certain niveau, le sommet, c’est-à-dire l’unité essentielle ou la qualité pure, soit en quelque sorte perdu de vue, ce qui correspond précisément à l’état actuel de notre monde.
Ibid., chapitre VII - L’uniformité contre l’Unité


Le mirage de la quatrième dimension


Il est à peine besoin de noter que les « clairvoyants », suivant les écoles auxquelles ils se rattachent, ne manquent pas de voir des « fluides » ou des « radiations », de même qu’il en est aussi, notamment parmi les théosophistes, qui voient des atomes et des électrons ; en cela comme en bien d’autres choses, ce qu’ils voient en fait, ce sont leurs propres images mentales, qui, naturellement, sont toujours conformes aux théories particulières auxquelles ils croient. Il en est aussi qui voient la « quatrième dimension », et même encore d’autres dimensions supplémentaires de l’espace ; et ceci nous amène à dire quelques mots, pour terminer, d’un autre cas relevant également de la « mythologie » scientifique, et qui est ce que nous appellerions volontiers le « délire de la quatrième dimension ». Il faut convenir que l’« hypergéométrie » était bien faite pour frapper l’imagination de gens ne possédant pas de connaissances mathématiques suffisantes pour se rendre compte du véritable caractère d’une construction algébrique exprimée en termes de géométrie, car il ne s’agit pas d’autre chose en réalité ; et, remarquons-le en passant, c’est encore là un exemple des dangers de la « vulgarisation ». Aussi, bien avant que les physiciens n’aient songé à faire intervenir la « quatrième dimension » dans leurs hypothèses (devenues d’ailleurs beaucoup plus mathématiques que vraiment physiques, en raison de leur caractère de plus en plus quantitatif et « conventionnel » tout à la fois), les « psychistes » (on ne disait pas encore « métapsychistes » en ce temps-là) s’en servaient déjà pour expliquer les phénomènes dans lesquels un corps solide semble passer au travers d’un autre ; et, là encore, ce n’était pas pour eux une simple image « illustrant » d’une certaine façon ce qu’on peut appeler les « interférences » entre des domaines ou des états différents, ce qui eût été acceptable, mais c’est très réellement, pensaient-ils, que le corps en question était passé par la « quatrième dimension ». Ce n’était d’ailleurs là qu’un début, et, en ces dernières années, on a vu, sous l’influence de la physique nouvelle, des écoles occultistes aller jusqu’à édifier la plus grande partie de leurs théories sur cette même conception de la « quatrième dimension » ; on peut d’ailleurs remarquer à ce propos, qu’occultisme et science moderne tendent de plus en plus à se rejoindre à mesure que la « désintégration » s’avance peu à peu, parce que tous deux s’y acheminent par des voies différentes. Nous aurons encore plus loin à reparler de la « quatrième dimension » à un autre point de vue ; mais, pour le moment, nous en avons assez dit sur tout cela, et il est temps d’en venir à d’autres considérations qui se rapportent plus directement à la question de la « solidification » du monde.
René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Chapitre XVIII - Mythologie scientifique et vulgarisation 


Au passage, pourquoi s'arrêter à quatre ?

Illustration jolie censée représenter une projection d'un objet à 10 dimensions, d'autant plus jolie que c'est une illustration de la théorie des cordes (c'est comme la recherche pour le cancer, la recherche fondamentale avance elle aussi, le problème est sa destination...)


Considérations sur les rapports entre l'espace et le temps

 Comme nous l’avons dit précédemment, le temps use en quelque sorte l’espace, par un effet de la puissance de contraction qu’il représente et qui tend à réduire de plus en plus l’expansion spatiale à laquelle elle s’oppose ; mais, dans cette action contre le principe antagoniste, le temps lui-même se déroule avec une vitesse toujours croissante, car, loin d’être homogène comme le supposent ceux qui ne l’envisagent qu’au seul point de vue quantitatif, il est au contraire « qualifié » d’une façon différente à chaque instant par les conditions cycliques de la manifestation à laquelle il appartient. Cette accélération devient plus apparente que jamais à notre époque, parce qu’elle s’exagère dans les dernières périodes du cycle, mais, en fait, elle existe constamment du commencement à la fin de celui-ci ; on pourrait donc dire que le temps ne contracte pas seulement l’espace, mais qu’il se contracte aussi lui-même progressivement ; cette contraction s’exprime par la proportion décroissante des quatre Yugas, avec tout ce qu’elle implique, y compris la diminution correspondante de la durée de la vie humaine. On dit parfois, sans doute sans en comprendre la véritable raison, qu’aujourd’hui les hommes vivent plus vite qu’autrefois, et cela est littéralement vrai ; la hâte caractéristique que les modernes apportent en toutes choses n’est d’ailleurs, au fond, que la conséquence de l’impression qu’ils en éprouvent confusément.

À son degré le plus extrême, la contraction du temps aboutirait à le réduire finalement à un instant unique, et alors la durée aurait véritablement cessé d’exister, car il est évident que, dans l’instant, il ne peut plus y avoir aucune succession. C’est ainsi que « le temps dévorateur finit par se dévorer lui-même », de sorte que, à la « fin du monde », c’est-à-dire à la limite même de la manifestation cyclique, « il n’y a plus de temps » ; et c’est aussi pourquoi l’on dit que « la mort est le dernier être qui mourra », car, là où il n’y a plus de succession d’aucune sorte, il n’y a plus de mort possible [1]. Dès lors que la succession est arrêtée, ou que, en termes symboliques, « la roue a cessé de tourner », tout ce qui existe ne peut être qu’en parfaite simultanéité ; la succession se trouve donc en quelque sorte transmuée en simultanéité, ce qu’on peut encore exprimer en disant que « le temps s’est changé en espace » [2]. Ainsi, un « retournement » s’opère en dernier lieu contre le temps et au profit de l’espace : au moment même où le temps semblait achever de dévorer l’espace, c’est au contraire l’espace qui absorbe le temps ; et c’est là, pourrait-on dire en se référant au sens cosmologique du symbolisme biblique, la revanche finale d’Abel sur Caïn.

Une sorte de « préfiguration » de cette absorption du temps par l’espace, assurément fort inconsciente chez ses auteurs, se trouve dans les récentes théories physico-mathématiques qui traitent le complexe « espace-temps » comme constituant un ensemble unique et indivisible ; on donne d’ailleurs le plus souvent de ces théories une interprétation inexacte, en disant qu’elles considèrent le temps comme une « quatrième dimension » de l’espace. Il serait plus juste de dire qu’elles regardent le temps comme comparable à une « quatrième dimension », en ce sens que, dans les équations du mouvement, il joue le rôle d’une quatrième coordonnée s’adjoignant aux trois coordonnées qui représentent les trois dimensions de l’espace ; il est d’ailleurs bon de remarquer que ceci correspond à la représentation géométrique du temps sous une forme rectiligne, dont nous avons signalé précédemment l’insuffisance, et il ne peut pas en être autrement, en raison du caractère purement quantitatif des théories dont il s’agit. Mais ce que nous venons de dire, tout en rectifiant jusqu’à un certain point l’interprétation « vulgarisée », est pourtant encore inexact : en réalité, ce qui joue le rôle d’une quatrième coordonnée n’est pas le temps, mais ce que les mathématiciens appellent le « temps imaginaire » [3] et cette expression, qui n’est en elle-même qu’une singularité de langage provenant de l’emploi d’une notation toute « conventionnelle », prend ici une signification assez inattendue. En effet, dire que le temps doit devenir « imaginaire » pour être assimilable à une « quatrième dimension » de l’espace, ce n’est pas autre chose, au fond, que de dire qu’il faut pour cela qu’il cesse d’exister réellement comme tel, c’est-à-dire que la transmutation du temps en espace n’est proprement réalisable qu’à la « fin du monde »[4].

On pourrait conclure de là qu’il est parfaitement inutile de chercher ce que peut être une « quatrième dimension » de l’espace dans les conditions du monde actuel, ce qui a tout au moins l’avantage de couper court à toutes les divagations « néo-spiritualistes » dont nous avons dit quelques mots plus haut ; mais faut-il aussi en conclure que l’absorption du temps par l’espace doit se traduire effectivement par l’adjonction à celui-ci d’une dimension supplémentaire, ou n’est-ce là encore qu’une « façon de parler » ? Tout ce qu’il est possible de dire à cet égard, c’est que, la tendance expansive de l’espace n’étant plus contrariée et restreinte par l’action de la tendance compressive du temps, l’espace doit naturellement en recevoir, d’une façon ou d’une autre, une dilatation portant en quelque sorte son indéfinité à une puissance supérieure [5] ; mais il va de soi qu’il s’agit là de quelque chose qui ne saurait être représenté par aucune image empruntée au domaine corporel. En effet, le temps étant une des conditions déterminantes de l’existence corporelle, il est évident que, dès qu’il est supprimé, on est par là même hors de ce monde ; on est alors dans ce que nous avons appelé ailleurs un « prolongement » extra-corporel de ce même état d’existence individuelle dont le monde corporel ne représente qu’une simple modalité ; et cela montre d’ailleurs que la fin de ce monde corporel n’est nullement la fin de cet état envisagé dans son intégralité. Il faut même aller plus loin : la fin d’un cycle tel que celui de l’humanité actuelle n’est véritablement la fin du monde corporel lui-même qu’en un certain sens relatif, et seulement par rapport aux possibilités qui, étant incluses dans ce cycle, ont alors achevé leur développement en mode corporel, mais, en réalité, le monde corporel n’est pas anéanti, mais « transmué », et il reçoit aussitôt une nouvelle existence, puisque, au delà du « point d’arrêt » correspondant à cet instant unique où le temps n’est plus, « la roue recommence a tourner » pour le parcours d’un autre cycle.

Une autre conséquence importante à tirer de ces considérations, c’est que la fin du cycle est « intemporelle » aussi bien que son commencement, ce qui est d’ailleurs exigé par la rigoureuse correspondance analogique qui existe entre ces deux termes extrêmes ; et c’est ainsi que cette fin est effectivement, pour l’humanité de ce cycle, la restauration de l’« état primordial », ce qu’indique d’autre part la relation symbolique de la « Jérusalem céleste » avec le « Paradis terrestre ». C’est aussi le retour au « centre du monde », qui est manifesté extérieurement aux deux extrémités du cycle, sous les formes respectives du « Paradis terrestre » et de la « Jérusalem céleste », avec l’arbre « axial » s’élevant également au milieu de l’un et de l’autre ; dans tout l’intervalle, c’est-à-dire dans le parcours même du cycle, ce centre est au contraire caché, et il l’est même de plus en plus, parce que l’humanité est allée en s’en éloignant graduellement, ce qui est, au fond, le véritable sens de la « chute ».Cet éloignement n’est d’ailleurs qu’une autre représentation de la marche descendante du cycle, car le centre d’un état tel que le nôtre, étant le point de communication directe avec les états supérieurs, est en même temps le pôle essentiel de l’existence dans cet état ; aller de l’essence vers la substance, c’est donc aller du centre vers la circonférence, de l’intérieur vers l’extérieur, et aussi, comme la représentation géométrique le montre clairement dans ce cas, de l’unité vers la multiplicité [6].

Le Pardes, en tant que « centre du monde », est, suivant le sens premier de son équivalent sanscrit paradêsha, la « région suprême » ; mais il est aussi, suivant une acception secondaire du même mot, la « région lointaine », depuis que, par la marche du processus cyclique, il est devenu effectivement inaccessible à l’humanité ordinaire. Il est en effet, en apparence tout au moins, ce qu’il y a de plus éloigné, étant situé à la « fin du monde » au double sens spatial (le sommet de la montagne du « Paradis terrestre » touchant à la sphère lunaire) et temporel (la « Jérusalem céleste » descendant sur la terre à la fin du cycle) ; cependant, il est toujours, en réalité, ce qu’il y a de plus proche, puisqu’il n’a jamais cessé d’être au centre de toutes choses [7], et ceci marque le rapport inverse du point de vue « extérieur » et du point de vue « intérieur ». Seulement, pour que cette proximité puisse être réalisée en fait, il faut nécessairement que la condition temporelle soit supprimée, puisque c’est le déroulement même du temps, conformément aux lois de la manifestation, qui a amené l’éloignement apparent, et que d’ailleurs le temps, par la définition même de la succession, ne peut pas remonter son cours ; l’affranchissement de cette condition est toujours possible pour certains êtres en particulier, mais, pour ce qui est de l’humanité (ou plus exactement d’une humanité) prise dans son ensemble, il implique évidemment que celle-ci a entièrement parcouru le cycle de sa manifestation corporelle, et ce n’est qu’alors qu’elle peut, avec tout l’ensemble du milieu terrestre qui dépend d’elle et participe à la même marche cyclique, être réintégrée véritablement dans l’« état primordial » ou, ce qui est la même chose, au « centre du monde ». C’est dans ce centre que « le temps se change en espace », parce que c’est là qu’est le reflet direct, dans notre état d’existence, de l’éternité principielle, ce qui exclut toute succession ; aussi la mort ne peut-elle y atteindre, et c’est donc proprement aussi le « séjour d’immortalité »[8] ; toutes choses y apparaissent en parfaite simultanéité dans un immuable présent, par le pouvoir du « troisième oeil », avec lequel l’homme a recouvré le « sens de l’éternité » [9].

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[1] Comme Yama est désigné d’autre part dans la tradition hindoue comme le « premier mort », et comme il est assimilé à la « Mort » elle-même (Mrityu), ou, si l’on préfère employer le langage de la tradition islamique, à l’« Ange de la Mort », on voit que, ici comme sous beaucoup d’autres rapports, le « premier » et le « dernier » se rejoignent et s’identifient en quelque sorte dans la correspondance des deux extrémités du cycle.
[2] Wagner a écrit dans Parsifal : « Ici, le temps se change en espace », et cela en relation avec Montsalvat qui représente le « centre du monde » (nous reviendrons sur ce point un peu plus loin) ; il est d’ailleurs peu probable qu’il en ait vraiment compris le sens profond, car il ne semble guère mériter la réputation d’« ésotériste » que certains lui ont faite ; tout ce qui se trouve de réellement ésotérique dans ses œuvres appartient en propre aux « légendes » qu’il a utilisées, et dont il n’a fait trop souvent qu’amoindrir le sens.
[3] En d’autres termes, les trois coordonnées d’espace étant x, y, z, la quatrième coordonnée est, non pas t qui désigne le temps, mais l’expression t √ -1.
[4] Il est à remarquer que, si l’on parle communément de la « fin du monde » comme étant la « fin du temps », on n’en parle jamais comme de la « fin de l’espace » ; cette observation, qui pourrait sembler insignifiante à ceux qui ne voient les choses que superficiellement, n’en est pas moins très significative en réalité.
[5] Sur les puissances successives de l’indéfini, voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XII.
[6] On peut encore déduire de là une autre signification du « renversement des pôles », puisque la marche du monde manifesté vers son pôle substantiel aboutit finalement à un « retournement » qui le ramène, par une « transmutation » instantanée, à son pôle essentiel, ajoutons que, en raison de cette instantanéité, il ne peut y avoir, contrairement à certaines conceptions erronées du mouvement cyclique, aucune « remontée » d’ordre extérieur succédant à la « descente », la marche de la manifestation comme telle étant toujours descendante du commencement à la fin.
[7] C’est le « Regnum Dei intra vos est » de l’Évangile.
[8] Sur le « séjour d’immortalité » et sa correspondance dans l’être humain, voir Le Roi du Monde, pp. 87-89.
[9] Sur le symbolisme du « troisième œil », voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, p. 203, et Le Roi du Monde, pp. 52-53.
Ibid., Chapitre XXIII - Le temps changé en espace

lundi 30 mai 2011

Sur Allan Kardec


Dès 1850, le modern spiritualism était répandu partout aux Etats-Unis, grâce à une propagande dans laquelle, fait à noter, les journaux socialistes se signalèrent tout particulièrement ; et, en 1852, les « spiritualistes » tinrent à Cleveland leur premier congrès général. C’est aussi en 1852 que la nouvelle croyance fit son apparition en Europe : elle fut importée d’abord en Angleterre par des médiums américains ; de là, l’année suivante, elle gagna l’Allemagne, puis la France. Toutefois, il n’y eut alors dans ces divers pays rien de comparable à l’agitation causée en Amérique, où, pendant une dizaine d’années surtout, phénomènes et théories furent l’objet des discussions les plus violentes et les plus passionnées.

C’est en France, comme nous l’avons dit, qu’on employa pour la première fois la dénomination de « spiritisme » ; et ce mot nouveau servit à désigner quelque chose qui, tout en se basant sur les mêmes phénomènes, était effectivement assez différent, quant aux théories, de ce qu’avait été jusqu’alors le modern spiritualism des Américains et des Anglais. On a souvent remarqué, en effet, que les théories exposées dans les « communications » dictées par les prétendus « esprits » sont généralement en rapport avec les opinions du milieu où elles sont produites, et où, naturellement, elles n’en sont acceptées qu’avec plus d’empressement ; cette observation peut permettre de se rendre compte, au moins en partie, de leur origine réelle. Les enseignements des « esprits », en France, furent donc en désaccord avec ce qu’ils étaient dans les pays anglo-saxons sur nombre de points qui, pour n’être pas de ceux que nous avons fait entrer dans la définition générale du spiritisme, n’en sont pas moins importants ; ce qui fit la plus grande différence, ce fut l’introduction de l’idée de réincarnation, dont les spirites français firent un véritable dogme, alors que les autres refusèrent presque tous de l’admettre. Ajoutons d’ailleurs que c’est surtout en France qu’on paraît avoir éprouvé, presque dès le début, le besoin de rassembler les « communications » obtenues de façon à en former un corps de doctrine ; c’est ce qui fait qu’il y eut une école spirite française possédant une certaine unité, du moins à l’origine, car cette unité était évidemment difficile à maintenir, et il se produisit par la suite diverses scissions qui donnèrent naissance à autant d’écoles nouvelles.

Le fondateur de l’école spirite française, ou du moins celui que ses adhérents s’accordent à regarder comme tel, fut Hippolyte Rivail : c’était un ancien instituteur de Lyon, disciple du pédagogue suisse Pestalozzi, qui avait abandonné l’enseignement pour venir à Paris, où il avait dirigé pendant quelque temps le théâtre des Folies-Marigny. Sur le conseil des « esprits », Rivail prit le nom celtique d’Allan Kardec, qui était censé avoir été le sien dans une existence antérieure ; c’est sous ce nom qu’il publia les divers ouvrages qui furent, pour les spirites français, le fondement même de leur doctrine, et qui le sont toujours restés pour la plupart d’entre eux[1]. Nous disons que Rivail publia ces ouvrages, mais non qu’il les écrivit à lui seul ; en effet, leur rédaction, et par suite la fondation du spiritisme français, furent en réalité l’œuvre de tout un groupe, dont il n’était en somme que le porte-parole. Les livres d’Allan Kardec sont une sorte d’œuvre collective, le produit d’une collaboration ; et, par là, nous entendons autre chose que la collaboration des « esprits », proclamée par Allan Kardec lui-même, qui déclare les avoir composés à l’aide des « communications » que lui et d’autres avaient reçues, et qu’il avait d’ailleurs fait contrôler, revoir et corriger par des « esprits supérieurs ». En effet, pour les spirites, puisque l’homme est fort peu changé par la mort, on ne peut se fier à ce que disent tous les « esprits » : il en est qui peuvent nous tromper, soit par malice, soit par simple ignorance, et c’est ainsi qu’on prétend expliquer les « communications » contradictoires ; seulement, il est permis de se demander comment les « esprits supérieurs » peuvent être distingués des autres. Quoi qu’il en soit, il est une opinion qui est assez répandue, même parmi les spirites, et qui est entièrement erronée : c’est celle d’après laquelle Allan Kardec aurait écrit ses livres sous une sorte d’inspiration ; la vérité est qu’il ne fut jamais médium, que c’était au contraire un magnétiseur (nous disons au contraire parce que ces deux qualités semblent incompatibles), et que c’est au moyen de ses « sujets » qu’il obtenait des « communications ». Quant aux « esprits supérieurs » par qui celles-ci furent corrigées et coordonnées, ils n’étaient pas tous « désincarnés » ; Rivail lui-même ne fut pas étranger à ce travail, mais il ne semble pas y avoir eu la plus grande part ; nous croyons que l’arrangement des « documents d’outre-tombe », comme on disait, doit être attribué surtout à divers membres du groupe qui s’était formé autour de lui. Seulement, il est probable que la plupart d’entre eux, pour des raisons diverses, préféraient que cette collaboration demeurât ignorée du public ; et d’ailleurs, si on avait su qu’il y avait là des écrivains de profession, cela eût peut-être fait douter un peu de l’authenticité des « communications », ou tout au moins de l’exactitude avec laquelle elles étaient reproduites, bien que leur style, du reste, fût loin d’être remarquable.

Nous pensons qu’il est bon de rapporter ici, sur Allan Kardec et sur la façon dont fut composée sa doctrine, ce qui a été écrit par le fameux médium anglais Dunglas Home, qui se montra souvent plus sensé que bien d’autres spirites : « Je classe la doctrine d’Allan Kardec parmi les illusions de ce monde, et j’ai de bonnes raisons pour cela… Je ne mets nullement en doute sa parfaite bonne foi… Sa sincérité se projeta, nuage magnétique, sur l’esprit sensitif de ceux qu’il appelait ses médiums. Leurs doigts confiaient au papier les idées qui s’imposaient ainsi forcément à eux, et Allan Kardec recevait ses propres doctrines comme des messages envoyés du monde des esprits. Si les enseignements fournis de cette manière émanaient réellement des grandes intelligences qui, selon lui, en étaient les auteurs, auraient-ils pris la forme que nous leur voyons ? Où donc Jamblique apprit-il si bien le français d’aujourd’hui ? Et comment Pythagore a-t-il pu si complètement oublier le grec, sa langue natale ?… Je n’ai jamais rencontré un seul cas de clairvoyance magnétique où le sujet ne reflétât directement ou indirectement les idées du magnétiseur. Ceci est démontré d’une manière frappante par Allan Kardec lui-même. Sous l’empire de sa volonté énergique, ses médiums étaient autant de machines à écrire, qui reproduisaient servilement ses propres pensées. Si parfois les doctrines publiées n’étaient pas conformes à ses désirs, il les corrigeait à souhait. On sait qu’Allan Kardec n’était pas médium. Il ne faisait que magnétiser ou « psychologiser » (qu’on nous pardonne ce néologisme) des personnes plus impressionnables que lui »[2]. Cela est tout à fait exact, sauf que la correction des « enseignements » ne doit pas être attribuée au seul Allan Kardec, mais à son groupe tout entier ; et, de plus, la teneur même des « communications » pouvait déjà être influencée par les autres personnes qui assistaient aux séances, ainsi que nous l’expliquerons plus loin.

Parmi les collaborateurs d’Allan Kardec qui n’étaient pas de simples « sujets », quelques-uns étaient doués de facultés médiumniques diverses ; il en est un, en particulier, qui possédait un curieux talent de « médium dessinateur ». Nous avons trouvé à ce sujet, dans un article qui parut en 1859, deux ans après la publication du Livre des Esprits, un passage que nous croyons intéressant de reproduire, étant donnée la personnalité dont il s’agit : « Il y a quelques mois, une quinzaine de personnes appartenant à la société polie et instruite, dont quelques-unes ont même un nom dans la littérature, étaient réunies dans un salon du faubourg Saint-Germain pour contempler des dessins à la plume exécutés manuellement par un médium présent à la séance, mais inspirés et dictés par… Bernard Palissy. Je dis bien : M. S…, une plume à la main, une feuille de papier blanche devant lui, mais sans l’idée d’aucun sujet d’art, avait évoqué le célèbre potier. Celui-ci était venu et avait imprimé à ses doigts la suite de mouvements nécessaires pour exécuter sur le papier des dessins d’un goût exquis, d’une grande richesse d’ornementation, d’une exécution très délicate et très fine, dont un représente, si l’on veut bien le permettre, la maison habitée par Mozart dans la planète Jupiter ! Il faut ajouter, pour prévenir toute stupéfaction, que Palissy se trouve être le voisin de Mozart dans ce lieu retiré, ainsi qu’il l’a très positivement indiqué au médium. Il n’est pas douteux, d’ailleurs, que cette maison ne soit celle d’un grand musicien, car elle est toute décorée de croches et de clefs… Les autres dessins représentent également des constructions élevées dans diverses planètes ; l’une d’elles est celle du grand-père de M. S… Celui-ci parle de les réunir toutes dans un album ; ce sera littéralement un album de l’autre monde »[3]. Ce M. S…, qui, en dehors de ses singulières productions artistiques, fut un des collaborateurs les plus constants d’Allan Kardec, n’est autre que le célèbre dramaturge Victorien Sardou. Au même groupe appartenait un autre auteur dramatique, beaucoup moins connu aujourd’hui, Eugène Nus ; mais celui-ci, par la suite, se sépara du spiritisme dans une certaine mesure[4], et il fut un des premiers adhérents français de la Société Théosophique. Nous mentionnerons encore, d’autant plus qu’il est probablement un des derniers survivants de la première organisation intitulée « Société parisienne d’études spirites », M. Camille Flammarion ; il est vrai qu’il n’y vint qu’un peu plus tard, et qu’il était fort jeune alors ; mais il est difficile de contester que les spirites l’aient regardé comme un des leurs, car, en 1869, il prononça un discours aux obsèques d’Allan Kardec. Pourtant, M. Flammarion a parfois protesté qu’il n’était point spirite, mais d’une façon quelque peu embarrassée ; ses ouvrages n’en montrent pas moins assez clairement ses tendances et ses sympathies ; et nous voulons parler ici de ses ouvrages en général, et non pas seulement de ceux qu’il a consacrés spécialement à l’étude des phénomènes dits « psychiques » ; ces derniers sont surtout des recueils d’observations, où l’auteur, malgré ses prétentions « scientifiques », a d’ailleurs fait entrer bien des faits qui n’ont point été sérieusement contrôlés. Ajoutons que son spiritisme, avoué ou non, n’empêcha pas M. Flammarion d’être nommé membre honoraire de la Société Théosophique lorsque celle-ci fut introduite en France[5].

S’il y a dans les milieux spirites un certain élément « intellectuel », ne fut-il qu’une petite minorité, on peut se demander comment il se fait que tous les livres spirites, à commencer par ceux d’Allan Kardec, soient manifestement d’un niveau si bas. Il est bon de rappeler, à cet égard, que toute œuvre collective reflète surtout la mentalité des éléments les plus inférieurs du groupe qui l’a produite ; si étrange que cela paraisse, c’est pourtant une remarque qui est familière à tous ceux qui ont quelque peu étudié la « psychologie des foules » ; et c’est sans doute là une des raisons pour lesquelles les prétendues « révélations d’outre-tombe » ne sont généralement qu’un tissu de banalités, car elles sont effectivement, dans bien des cas, une œuvre collective, et, comme elles sont la base de tout le reste, ce caractère doit naturellement se retrouver dans toutes les productions spirites. De plus, les « intellectuels » du spiritisme sont surtout des littérateurs ; nous pouvons noter ici l’exemple de Victor Hugo, qui, pendant son séjour à Jersey, fut converti au spiritisme par Mme de Girardin[6] ; chez les littérateurs, le sentiment prédomine le plus souvent sur l’intelligence, et le spiritisme est surtout chose sentimentale. Quant aux savants qui, ayant abordé l’étude des phénomènes sans idée préconçue, ont été amenés, d’une façon plus ou moins détournée et dissimulée, à entrer dans les vues des spirites (et nous ne parlons pas de M. Flammarion, qui est plutôt un vulgarisateur, mais de savants jouissant d’une réputation plus sérieuse et mieux établie), nous aurons l’occasion de revenir sur leur cas ; mais nous pouvons dire tout de suite que, en raison de leur spécialisation, la compétence de ces savants se trouve limitée à un domaine restreint, et que, hors de ce domaine, leur opinion n’a pas plus de valeur que celle du premier venu ; et d’ailleurs l’intellectualité proprement dite a fort peu de rapports avec les qualités requises pour réussir dans les sciences expérimentales telles que les modernes les conçoivent et les pratiquent.

Mais revenons aux origines du spiritisme français : on peut y vérifier ce que nous avons affirmé précédemment, que les « communications » sont en harmonie avec les opinions du milieu. En effet, le milieu où se recrutèrent surtout les premiers adhérents de la nouvelle croyance, ce fut celui des socialistes de 1848 ; on sait que ceux-ci étaient, pour la plupart, des « mystiques » dans le plus mauvais sens du mot, ou, si l’on veut, des « pseudo-mystiques » ; il était donc tout naturel qu’ils vinssent au spiritisme, avant même que la doctrine n’en eût été élaborée, et, comme ils influèrent sur cette élaboration, ils y retrouvèrent ensuite non moins naturellement leurs propres idées, réfléchies par ces véritables « miroirs psychiques » que sont les médiums. Rivail, qui appartenait à la Maçonnerie, avait pu y fréquenter beaucoup des chefs d’écoles socialistes, et il avait probablement lu les ouvrages de ceux qu’il ne connaissait pas personnellement ; c’est de là que proviennent la plupart des idées qui furent exprimées par lui et par son groupe, et notamment, comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire ailleurs, l’idée de réincarnation ; nous avons signalé, sous ce rapport, l’influence certaine de Fourier et de Pierre Leroux[7]. Certains contemporains n’avaient pas manqué de faire le rapprochement, et parmi eux le Dr Dechambre, dans l’article dont nous avons déjà cité un extrait un peu plus haut ; à propos de la façon dont les spirites envisagent la hiérarchie des êtres supérieurs, et après avoir rappelé les idées des néo-platoniciens (qui en étaient d’ailleurs beaucoup plus éloignées qu’il ne semble le croire), il ajoute ceci : « Les instructeurs invisibles de M. Allan Kardec n’auraient pas eu besoin de converser dans les airs avec l’esprit de Porphyre pour en savoir si long ; ils n’avaient qu’à causer quelques instants avec M. Pierre Leroux, plus facile probablement à rencontrer, ou encore avec Fourier[8]. L’inventeur du Phalanstère aurait été flatté de leur apprendre que notre âme revêtira un corps de plus en plus éthéré à mesure qu’elle traversera les huit cents existences (en chiffre rond) auxquelles elle est destinée. » Ensuite, parlant de la conception « progressiste », ou, comme on dirait plutôt aujourd’hui, « évolutionniste », à laquelle l’idée de la réincarnation est étroitement liée, le même auteur dit encore : « Ce dogme ressemble fort à celui de M. Pierre Leroux, pour qui les manifestations de la vie universelle, auxquelles il ramène la vie de l’individu, ne sont à chaque nouvelle existence qu’une étape de plus vers le progrès »[9]. Cette conception avait une telle importance pour Allan Kardec, qu’il l’avait exprimée dans une formule dont il avait fait en quelque sorte sa devise : « Naître, mourir, renaître encore et progresser sans cesse, telle est la loi. » Il serait facile de trouver bien d’autres similitudes portant sur des points secondaires ; mais il ne s’agit pas, pour le moment, de poursuivre un examen détaillé des théories spirites, et ce que nous venons de dire suffit pour montrer que, si le mouvement « spiritualiste » américain fut en réalité provoqué par des hommes vivants, c’est à des esprits également « incarnés » qu’on doit la constitution de la doctrine spirite française, directement pour ce qui est d’Allan Kardec et de ses collaborateurs, et indirectement quant aux influences plus ou moins « philosophiques » qui s’exercèrent sur eux ; mais, cette fois, ceux qui intervinrent ainsi n’étaient plus du tout des initiés, même d’un ordre inférieur. Nous n’entendons pas, pour les raisons que nous avons dites, continuer à suivre le spiritisme dans toutes les étapes de son développement ; mais les considérations historiques qui précèdent, ainsi que les explications dont elles ont été l’occasion, étaient indispensables pour permettre de comprendre ce qui va suivre.

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[1] – Les principaux ouvrages d’Allan Kardec sont les suivants : Le Livre des Esprits ; Le Livre des Médiums ; La Genèse, les miracles et les prédictions selon le spiritisme ; Le Ciel et l’Enfer ou la Justice divine selon le spiritisme ; L’Evangile selon le spiritisme ; Le Spiritisme à sa plus simple expression ; Caractères de la révélation spirite, etc.
[2] – Les Lumières et les Ombres du Spiritualisme, pp. 112-114.
[3] – La Doctrine spirite, par le Dr Dechambre : Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, 1859.
[4] – Voir les ouvrages d’Eugène Nus intitulés Choses de l’autre monde, Les Grands Mystères et A la recherche des destinées.
[5] – Le Lotus, avril 1887, p. 125.
[6] – Voir le récit donné par Auguste Vacquerie dans ses Miettes de l’histoire.
[7] – Le Théosophisme, p. 116.
[8] – Voir surtout, à ce sujet, la Théorie des quatre mouvements de Fourier.
[9] – La Doctrine spirite, par le Dr Dechambre.
René Guénon, L'Erreur Spirite, première partie, chapitre III - Débuts du spiritisme en France





Un paradigme bancal

Les "esprits" sont censés différer en valeur, selon leur mérite, selon les actes de plus ou moins grande valeur qu'ils ont pu accumuler. Au commencement, ils étaient tous sans expérience, donc tous égaux. Quelle est la cause de la première inégalité qui a tout déséquilibré ?

78. Les Esprits ont-ils eu un commencement, ou bien sont-ils comme Dieu, de toute éternité ?
" Si les esprits n'avaient point eu de commencement, ils seraient égaux à Dieu, tandis qu'ils sont sa création et soumis à sa volonté. Dieu est de toute éternité, cela est incontestable ; mais savoir quand et comment il nous a créés, nous n'en savons rien. Tu peux dire que nous sommes sans commencement, si tu entends par là que Dieu étant éternel, il a dû créer sans relâche ; mais quand et comment chacun de nous a été fait, je te dis encore, nul ne le sait : c'est là qu'est le mystère. "

79. Puisqu'il y a deux éléments généraux dans l'univers : l'élément intelligent et l'élément matériel, pourrait-on dire que les Esprits sont formés de l'élément intelligent, comme les corps inertes sont formés de l'élément matériel ?
" C'est évident ; les Esprits sont l'individualisation du principe intelligent, comme les corps sont l'individualisation du principe matériel ; c'est l'époque et le mode de cette formation qui sont inconnus. "

80. La création des Esprits est-elle permanente, ou bien n'a-t-elle eu lieu qu'à l'origine des temps ?
" Elle est permanente, c'est-à-dire que Dieu n'a jamais cessé de créer. "

81. Les Esprits se forment-ils spontanément, ou bien procèdent-ils les uns des autres ?
" Dieu les crée, comme toutes les autres créatures, par sa volonté ; mais, encore une fois, leur origine est un mystère. "
Allan Kardec, Le Livre des esprits, Livre deuxième, chapitre I - Des esprits

Source :
http://spirite.free.fr/ouvrages/esprits8.htm#lien27 

Les "esprits" qui ont participé à ce livre sont "SAINT JEAN L’EVANGELISTE, SAINT AUGUSTIN, SAINT VINCENT DE PAUL, SAINT LOUIS, L’ESPRIT DE VERITE, SOCRATE, PLATON, FENELON, FRANKLIN, SWEDENBORG, ETC., ETC..". Apparemment aucun d'eux ne sait ça.


Une telle explication est parfaitement illusoire, et voici pourquoi : d’abord, si le point de départ n’est pas le même pour tous, s’il est des hommes qui en sont plus ou moins éloignés et qui n’ont pas parcouru le même nombre d’existences (c’est ce que dit Allan Kardec), il y a là une inégalité dont ils ne sauraient être responsables, et que, par suite, les réincarnationnistes doivent regarder comme une « injustice » dont leur théorie est incapable de rendre compte. Ensuite, même en admettant qu’il n’y ait pas de ces différences entre les hommes, il faut bien qu’il y ait eu, dans leur évolution (nous parlons suivant la manière de voir des spirites), un moment où les inégalités ont commencé, et il faut aussi qu’elles aient une cause ; si l’on dit que cette cause, ce sont les actes que les hommes avaient déjà accomplis antérieurement, il faudra expliquer comment ces hommes ont pu se comporter différemment avant que les inégalités se soient introduites parmi eux. Cela est inexplicable, tout simplement parce qu’il y a là une contradiction : si les hommes avaient été parfaitement égaux, ils auraient été semblables sous tous rapports, et, en admettant que cela fût possible, ils n’auraient jamais pu cesser de l’être, à moins que l’on ne conteste la validité du principe de raison suffisante (et, dans ce cas, il n’y aurait plus lieu de chercher ni loi ni explication quelconque) ; s’ils ont pu devenir inégaux, c’est évidemment que la possibilité de l’inégalité était en eux, et cette possibilité préalable suffisait à les constituer inégaux dès l’origine, au moins potentiellement. Ainsi, on n’a fait que reculer la difficulté en croyant la résoudre, et, finalement, elle subsiste tout entière ; mais, à vrai dire, il n’y a pas de difficulté, et le problème lui-même n’est pas moins illusoire que sa solution prétendue. On peut dire de cette question la même chose que de beaucoup de questions philosophiques, qu’elle n’existe que parce qu’elle est mal posée ; et, si on la pose mal, c’est surtout, au fond, parce qu’on fait intervenir des considérations morales et sentimentales là où elles n’ont que faire : cette attitude est aussi inintelligente que le serait celle d’un homme qui se demanderait, par exemple, pourquoi telle espèce animale n’est pas l’égale de telle autre, ce qui est manifestement dépourvu de sens. Qu’il y ait dans la nature des différences qui nous apparaissent comme des inégalités, tandis qu’il y en a d’autres qui ne prennent pas cet aspect, ce n’est là qu’un point de vue purement humain ; et, si on laisse de côté ce point de vue éminemment relatif, il n’y a plus à parler de justice ou d’injustice dans cet ordre de choses. En somme, se demander pourquoi un être n’est pas l’égal d’un autre, c’est se demander pourquoi il est différent de cet autre ; mais, s’il n’en était aucunement différent, il serait cet autre au lieu d’être lui-même. Dès lors qu’il y a une multiplicité d’êtres, il faut nécessairement qu’il y ait des différences entre eux ; deux choses identiques sont inconcevables, parce que, si elles sont vraiment identiques, ce ne sont pas deux choses, mais bien une seule et même chose ; Leibnitz a entièrement raison sur ce point. Chaque être se distingue des autres, dès le principe, en ce qu’il porte en lui-même certaines possibilités qui sont essentiellement inhérentes à sa nature, et qui ne sont les possibilités d’aucun autre être ; la question à laquelle les réincarnationnistes prétendent apporter une réponse revient donc tout simplement à se demander pourquoi un être est lui-même et non pas un autre. Si l’on veut voir là une injustice, peu importe, mais, en tous cas, c’est une nécessité ; et d’ailleurs, au fond, ce serait plutôt le contraire d’une injustice : en effet, la notion de justice, dépouillée de son caractère sentimental et spécifiquement humain, se réduit à celle d’équilibre ou d’harmonie ; or, pour qu’il y ait harmonie totale dans l’Univers, il faut et il suffit que chaque être soit à la place qu’il doit occuper, comme élément de cet Univers, en conformité avec sa propre nature. Cela revient précisément à dire que les différences et les inégalités, que l’on se plaît à dénoncer comme des injustices réelles ou apparentes, concourent effectivement et nécessairement, au contraire, à cette harmonie totale ; et celle-ci ne peut pas ne pas être, car ce serait supposer que les choses ne sont pas ce qu’elles sont, puisqu’il y aurait absurdité à supposer qu’il peut arriver à un être quelque chose qui n’est point une conséquence de sa nature ; ainsi les partisans de la justice peuvent se trouver satisfaits par surcroît, sans être obligés d’aller à l’encontre de la vérité.
Ibid., deuxième partie, chapitre VI - La réincarnation





Réfutation de l'interprétation réincarnationniste grotesque des Évangiles 

Dans le même chapitre :
Avant de quitter ce sujet, nous dirons encore quelques mots des textes évangéliques que les spirites et les occultistes invoquent en faveur de la réincarnation ; Allan Kardec en indique deux[1], dont le premier est celui-ci, qui suit le récit de la transfiguration : « Lorsqu’ils descendaient de la montagne, Jésus fit ce commandement et leur dit : Ne parlez à personne de ce que vous venez de voir, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. Ses disciples l’interrogèrent alors et lui dirent : Pourquoi donc les scribes disent-ils qu’il faut qu’Elie vienne auparavant ? Mais Jésus leur répondit : Il est vrai qu’Elie doit venir et qu’il rétablira toutes choses. Mais je vous déclare qu’Elie est déjà venu, et ils ne l’ont point connu, mais l’ont fait souffrir comme ils ont voulu. C’est ainsi qu’ils feront mourir le Fils de l’homme. Alors ses disciples comprirent que c’était de Jean-Baptiste qu’il leur avait parlé »[2]. Et Allan Kardec ajoute : « Puisque Jean-Baptiste était Elie, il y a donc eu réincarnation de l’esprit ou de l’âme d’Elie dans le corps de Jean-Baptiste. » Papus, de son côté, dit également : « Tout d’abord, les Evangiles affirment sans ambages que Jean-Baptiste est Elie réincarné. C’était un mystère. Jean-Baptiste interrogé se tait, mais les autres savent. Il y a aussi cette parabole de l’aveugle de naissance puni pour ses péchés antérieurs, qui donne beaucoup à réfléchir »[3]. En premier lieu, il n’est point dit dans le texte de quelle façon « Elie est déjà venu » ; et, si l’on songe qu’Elie n’était point mort au sens ordinaire de ce mot, il peut sembler au moins difficile que ce soit par réincarnation ; de plus, pourquoi Elie, à la transfiguration, ne s’était-il pas manifesté sous les traits de Jean-Baptiste[4] ? Ensuite, Jean-Baptiste interrogé ne se tait point comme le prétend Papus, il nie au contraire formellement : « Ils lui demandèrent : Quoi donc ? êtes-vous Elie ? Et il leur dit : Je ne le suis point »[5]. Si l’on dit que cela prouve seulement qu’il n’avait pas le souvenir de sa précédente existence, nous répondrons qu’il y a un autre texte qui est beaucoup plus explicite encore ; c’est celui où l’ange Gabriel, annonçant à Zacharie la naissance de son fils, déclare : « Il marchera devant le Seigneur dans l’esprit et dans la vertu d’Elie, pour réunir le cœur des pères avec leurs enfants et rappeler les désobéissants à la prudence des justes, pour préparer au Seigneur un peuple parfait »[6]. On ne saurait indiquer plus clairement que Jean-Baptiste ne serait point Elie en personne mais qu’il appartiendrait seulement, si l’on peut s’exprimer ainsi, à sa « famille spirituelle » ; c’est donc de cette façon, et non littéralement, qu’il fallait entendre la « venue d’Elie ». Quant à l’histoire de l’aveugle-né, Allan Kardec n’en parle pas, et Papus ne semble guère la connaître, puisqu’il prend pour une parabole ce qui est le récit d’une guérison miraculeuse ; voici le texte exact : « Lorsque Jésus passait, il vit un homme qui était aveugle dès sa naissance ; et ses disciples lui firent cette demande : Maître, est-ce le péché de cet homme, ou le péché de ceux qui l’ont mis au monde, qui est cause qu’il est né aveugle ? Jésus leur répondit : Ce n’est point qu’il ait péché, ni ceux qui l’ont mis au monde ; mais c’est afin que les œuvres de la puissance de Dieu éclatent en lui »[7]. Cet homme n’avait donc point été « puni pour ses péchés », mais cela aurait pu être, à la condition qu’on veuille bien ne pas torturer le texte en ajoutant un mot qui ne s’y trouve point : « pour ses péchés antérieurs » ; sans l’ignorance dont Papus fait preuve en l’occasion, on pourrait être tenté de l’accuser de mauvaise foi. Ce qui était possible, c’est que l’infirmité de cet homme lui eût été infligée comme sanction anticipée en vue des péchés qu’il commettrait ultérieurement ; cette interprétation ne peut être écartée que par ceux qui poussent l’anthropomorphisme jusqu’à vouloir soumettre Dieu au temps. Enfin, le second texte cité par Allan Kardec n’est autre que l’entretien de Jésus avec Nicodème ; pour réfuter les prétentions des réincarnationnistes à cet égard, on peut se contenter d’en reproduire le passage essentiel : « Si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu… En vérité, je vous le dis, si un homme ne renaît de l’eau et de l’esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit. Ne vous étonnez pas de ce que je vous ai dit, qu’il faut que vous naissiez de nouveau »[8]. Il faut une ignorance aussi prodigieuse que celle des spirites pour croire qu’il peut s’agir de la réincarnation alors qu’il s’agit de la « seconde naissance », entendue dans un sens purement spirituel, et qui est même nettement opposée ici à la naissance corporelle ; cette conception de la « seconde naissance », sur laquelle nous n’avons pas à insister présentement, est d’ailleurs de celles qui sont communes à toutes les doctrines traditionnelles, parmi lesquelles il n’en est pas une, en dépit des assertions des « néo-spiritualistes », qui ait jamais enseigné quelque chose qui ressemble de près ou de loin à la réincarnation.

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[1] – Le Livre des Esprits, pp. 105-107. – Cf. Léon Denis, Christianisme et Spiritisme, pp. 376-378. Voir aussi Les messies esséniens et l’Eglise orthodoxe, pp. 33-35 ; cet ouvrage est une publication de la secte soi-disant « essénienne » à laquelle nous ferons allusion plus loin.
[2] – St Mathieu, XVII, 9-15. – Cf. St Marc, IX, 8-12 ; ce texte ne diffère guère de l’autre qu’en ce que le nom de Jean-Baptiste n’y est pas mentionné.
[3] – La Réincarnation, p. 170.
[4] – L’autre personnage de l’Ancien Testament qui s’est manifesté à la transfiguration est Moïse, dont « personne n’a connu le sépulcre » ; Hénoch et Elie, qui doivent revenir « à la fin des temps », ont été l’un et l’autre « enlevés aux cieux » ; tout cela ne saurait être invoqué comme des exemples de manifestation des morts.
[5] – St Jean, 1, 21.
[6] – St Luc, I, 17.
[7] – St Jean, IX, 1-3.
[8] – Ibid., III, 3-7.






Dépassements possibles de la conception erronée de communication avec les morts

 Nous n’avons naturellement envisagé, dans tout ce qui précède, que la communication avec les morts telle que l’admettent les spirites ; on pourrait encore se demander, après en avoir établi l’impossibilité, s’il n’y a pas, par contre, possibilité de communication d’un tout autre genre, se traduisant par une sorte d’inspiration ou d’intuition spéciale, en l’absence de tout phénomène sensible ; sans doute, cela ne peut guère intéresser les spirites, mais cela pourrait en intéresser d’autres. Il est difficile de traiter complètement cette question, parce que, si c’est là une possibilité, les moyens d’expression font à peu près entièrement défaut pour en rendre compte ; d’ailleurs, pour que ce soit vraiment une possibilité, cela suppose réalisées des conditions tellement exceptionnelles qu’il est presque inutile d’en parler. Nous dirons cependant que, d’une façon générale, pour pouvoir se mettre en rapport avec un être qui est dans un autre état, il faut avoir développé en soi-même les possibilités de cet état, de sorte que, même si celui qui y parvient est un homme vivant actuellement sur la terre, ce n’est pourtant pas en tant qu’individualité humaine terrestre qu’il peut y parvenir, mais seulement en tant qu’il est aussi autre chose en même temps. Le cas le plus simple, relativement, est celui où l’être avec lequel il s’agit de communiquer est demeuré dans un des prolongements de l’état individuel humain ; il suffit alors que le vivant ait étendu sa propre individualité, dans une direction correspondante, au delà de la modalité corporelle à laquelle elle est communément limitée en acte, sinon en puissance (car les possibilités de l’individualité intégrale sont évidemment les mêmes en tous, mais elles peuvent demeurer purement virtuelles pendant toute l’existence terrestre) ; ce cas peut se trouver réalisé dans certains « états mystiques », et cela peut même se produire alors sans que la volonté de celui qui le réalise y soit intervenue activement. Si nous considérons ensuite le cas où il s’agit de communiquer avec un être qui est passé à un état entièrement différent de l’état humain, nous pouvons dire que c’est pratiquement une impossibilité, car la chose ne serait possible que si le vivant avait atteint un état supérieur, assez élevé pour représenter un principe commun aux deux autres et permettre par là de les unir, comme impliquant « éminemment » toutes leurs possibilités particulières ; mais alors la question n’a plus aucun intérêt, car, étant parvenu à un tel état, il n’aura nul besoin de redescendre à un état inférieur qui ne le concerne pas directement ; enfin, de toute manière, il s’agit en cela de tout autre chose que de l’individualité humaine[1]. Quant à la communication avec un être qui aurait atteint l’immortalité absolue, elle supposerait que le vivant possède lui-même l’état correspondant, c’est-à-dire qu’il ait actuellement et pleinement réalisé sa propre personnalité transcendante ; du reste, on ne peut parler de cet état comme analogue à un état particulier et conditionné : il ne saurait plus y être question de rien qui ressemble à des individualités, et le mot même de communication perd sa signification, précisément parce que toute comparaison avec l’état humain cesse ici d’être applicable. Ces explications peuvent paraître quelque peu obscures encore, mais il faudrait, pour les éclairer davantage, trop de développements complètement étrangers à notre sujet[2] ; ces développements pourront, à l’occasion, trouver place dans d’autres études. D’ailleurs, la question est loin d’avoir l’importance que certains pourraient être tentés de lui attribuer, parce que la véritable inspiration est tout autre chose que cela en réalité : elle n’a point sa source dans une communication avec d’autres êtres, quels qu’ils soient, mais bien dans une communication avec les états supérieurs de son propre être, ce qui est totalement différent. Aussi pourrions-nous répéter, pour ce genre de choses dont nous venons de parler, ce que nous avons dit déjà à propos de la magie, bien qu’elles soient assurément d’un ordre plus élevé : ceux qui savent vraiment de quoi il s’agit et qui en ont une connaissance profonde se désintéressent entièrement de l’application ; quant aux « empiriques » (dont l’action se trouve d’ailleurs restreinte ici, par la force des choses, au seul cas où n’intervient qu’une extension de l’individualité humaine), on ne peut évidemment les empêcher d’appliquer à tort et à travers les quelques connaissances fragmentaires et incoordonnées dont ils ont pu s’emparer comme par surprise, mais il est toujours bon de les avertir qu’ils ne sauraient le faire qu’à leurs risques et périls.

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[1] – Nous avons supposé ici que l’être non-humain est dans un état encore individuel ; s’il était dans un état supra-individuel, bien que toujours conditionné, il suffirait que le vivant atteigne le même état, mais alors les conditions seraient telles qu’on ne pourrait guère plus parler de communication, dans un sens analogue à l’acception humaine, qu’on ne le peut quand il s’agit de l’état inconditionné. 
[2] – Il faudrait aussi, après avoir supposé que l’initiative vient du vivant, reprendre la question eu sens inverse, ce qui entraînerait encore d’autres complications.
Ibid., deuxième partie, chapitre V - La communication avec les morts


Pour la réfutation métaphysique des doctrines spirites, et plus spécialement, de la communication avec les morts et de la réincarnation, se rapporter directement à L'Erreur Spirite.


dimanche 29 mai 2011

Sur Rudolf Steiner


 
Les théosophistes n’ont vraiment pas eu à se louer de leurs rapports avec les soi-disant Rosicruciens allemands : nous avons parlé précédemment des démêlés de Mme Blavatsky avec le Dr Franz Hartmann ; nous venons de voir comment, au début de 1913 et à propos de l’affaire Alcyone, Rudolf Steiner, secrétaire général de la section allemande de la Société Théosophique, se sépara entièrement de Mme Besant[1]. Pour se venger, celle-ci, prenant prétexte de ce que Steiner (né en 1861 à Kraljevic, en Hongrie) appartient à une famille catholique (et non juive comme certains l’ont prétendu), l’accusa d’être un Jésuite[2] ; si cela était vrai, il faudrait reconnaître qu’elle avait mis quelque temps à s’en apercevoir, car Steiner faisait partie de sa Société depuis une quinzaine d’années, et que sa « clairvoyance » ne lui avait guère servi en la circonstance. Cette accusation toute gratuite de « jésuitisme » est presque aussi courante que celle de « magie noire » dans les milieux « néo-spiritualistes », et elle ne mérite certes pas qu’on s’y arrête ; il y a des occultistes pour qui la crainte des Jésuites ou de leurs émissaires plus ou moins déguisés est devenue une véritable obsession[A]. D’autre part, certains auteurs, et parmi eux Mme Blavatsky (qui avait peut-être emprunté cette idée à l’écrivain maçonnique J.-M. Ragon), n’ont pas hésité à attribuer aux Jésuites la fondation du grade de Rose-Croix dans la Maçonnerie écossaise ; d’autres prétendent que les Jésuites s’introduisirent au XVIIIe siècle dans diverses organisations rosicruciennes et les détournèrent de leur but primitif ; d’autres encore, allant plus loin, veulent identifier les Rose-Croix du XVIIe siècle eux-mêmes avec les Jésuites : autant de fantaisies pseudo-historiques qui ne résistent pas au moindre examen, et que nous ne mentionnons que pour montrer que, sous ce rapport, Mme Besant n’a rien inventé ; voyant se dresser devant elle un adversaire qui était d’origine catholique et se recommandait d’une école rosicrucienne (d’ailleurs imprécise et peut-être inexistante), elle ne pouvait manquer de le dénoncer comme un Jésuite[3]. Quelques-uns ont cru que cette querelle entre Steiner et Mme Besant n’avait été qu’une simple comédie[4] ; bien qu’il faille toujours se méfier des apparences, nous ne pensons pas qu’il en soit ainsi, et, à notre avis, il y eut là au contraire une scission véritable, qui, outre l’affaire qui en fut l’occasion avouée, et sans parler de la question de rivalité personnelle, peut bien avoir eu aussi quelques motifs politiques ; sans doute, de part et d’autre, on s’est toujours défendu de faire de la politique, mais nous verrons plus loin que la Société Théosophique n’en a pas moins servi fidèlement les intérêts de l’impérialisme britannique, dont ses adhérents allemands étaient sans doute fort peu disposés à faire le jeu, étant allemands avant d’être théosophistes.

Nous avons dit que Steiner donna à sa nouvelle organisation le nom de « Société Anthroposophique », avec une intention manifeste de concurrence à l’égard de la Société Théosophique, aussi bien que pour caractériser sa conception propre, qui fait en effet de l’homme le centre de ce qu’il appelle la « science spirituelle ». Il faut ajouter, du reste, que le mot d’« anthroposophie » n’est pas, comme on pourrait le croire, un néologisme imaginé par Steiner, car un ouvrage du Rosicrucien Eugenius Philalethes ou Thomas Vaughan, qui date de 1650, a pour titre Anthroposophia Magica. La Société Anthroposophique a pris pour devise : « La Sagesse n’est que dans la Vérité », par imitation de celle de la Société Théosophique : « Il n’y a pas de religion plus haute que la Vérité » ; cette dernière n’est d’ailleurs qu’une traduction fort défectueuse de la devise des Mahârâdjas de Bénarès[5]. Voici les principes sur lesquels la nouvelle organisation déclare se fonder, d’après une brochure de propagande qui fut publiée à l’époque même de sa création : « Pour se former une vie satisfaisante et saine, la nature humaine a besoin de connaître et de cultiver sa propre essence suprasensible et l’essence suprasensible du monde extérieur à l’homme. Les investigations naturelles de la science moderne ne peuvent pas conduire à un tel but, bien qu’appelées à rendre d’inestimables services dans les limites de leur tâche et de leur domaine. La Société Anthroposophique va poursuivre ce but par l’encouragement des recherches sérieuses et vraies dirigées vers le suprasensible, et par l’entretien de l’influence que ces recherches exercent sur la conduite de la vie humaine. Une investigation vraie de l’esprit, et l’état d’âme qui en résulte, doivent donner à la Société Anthroposophique son caractère, dont l’expression peut se résumer dans les principes directeurs suivants : 1° Une collaboration fraternelle peut s’établir au sein de la Société entre tous les hommes acceptant comme base de cette collaboration affectueuse un fonds spirituel commun à toutes les âmes, quelle que soit la diversité de leur foi, de leur nationalité, de leur rang, de leur sexe, etc. 2° L’investigation des réalités suprasensibles cachées derrière toutes les perceptions de nos sens s’unira au souci de propager une science spirituelle véritable. 3° Le troisième objet de ces études sera la pénétration du noyau de vérité que renferment les multiples conceptions de la vie et de l’univers chez les différents peuples à travers les âges »[6]. On retrouve là des tendances qui sont tout à fait analogues à celles de la Société Théosophique : d’une part, l’idée de « fraternité universelle » et le « moralisme » qui s’y rattache plus ou moins étroitement, car « la Société Anthroposophique s’orientera vers un idéal de coopération humaine… et n’atteindra son but spirituel que si ses membres se consacrent à un idéal de vie qui peut servir d’idéal universel à la conduite de la vie humaine »[7] ; d’autre part, l’annonce d’« une méthode d’investigation spirituelle qui sait pénétrer dans les mondes suprasensibles »[8], et qui consiste évidemment dans un développement de la « clairvoyance » ou de quelque autre faculté similaire, quelque soit le nom sous lequel on la désignera[9].

Naturellement, la Société Anthroposophique se défend de vouloir constituer une religion, et même de se rattacher à n’importe quelle croyance particulière : « Rien ne doit rester plus étranger aux efforts de la Société qu’une activité favorable ou hostile à une orientation religieuse quelle qu’elles soit, car son but est l’investigation spirituelle, et non pas la propagation d’une foi quelconque ; aussi toute propagande religieuse sort-elle de ses attributions »[10]. Assurément, cela n’est que logique de la part de gens qui ont précisément reproché à Mme Besant d’avoir forfait aux principes théosophiques en se livrant à une « propagande religieuse » ; mais ce qu’il faut tout particulièrement noter à cet égard, c’est qu’on aurait le plus grand tort de croire que les doctrines du Dr Steiner se présentent avec un caractère spécifiquement chrétien : « L’investigateur spirituel qui contemple les plus nobles créations du génie humain au cours de son développement, ou qui approfondit les conceptions philosophiques ou les dogmes de tous les peuples et de tous les temps, ne s’attachera pas à la valeur même de ces dogmes ou de ces idées ; il les considérera comme une expression de l’effort humain, tendu vers la solution des grands problèmes spirituels intéressant l’humanité. Ainsi une désignation empruntée à une confession particulière ne saurait-elle énoncer le caractère fondamental de la Société. » Ainsi, les religions sont mises ici sur le même rang que les simples conceptions philosophiques et traitées comme des faits purement humains, ce qui est bien un point de vue « anthroposophique », ou même « anthropologique » ; mais poursuivons : « Si, par exemple, l’impulsion imprimée à l’évolution humaine par la personnalité du Christ est étudiée au cours des investigations de la science spirituelle, cette étude ne procédera pas des données d’une confession religieuse. Le résultat obtenu pourra être accueilli par le croyant d’une confession quelconque, au même titre qu’un fidèle de la religion hindoue ou du Bouddhisme se familiariserait avec l’astronomie de Copernic, qui ne fait pas davantage partie de ses documents religieux. Cette impulsion attribuée au Christ est le résultat exclusif d’investigations (sic) ; elle est présentée de façon à pouvoir être admise par les croyants de toute religion, et non pas seulement par les fidèles chrétiens à l’exclusion des autres »[11]. La comparaison avec l’astronomie de Copernic est vraiment une trouvaille admirable ; sans doute, il ne s’agit là que d’une exposition toute extérieure, où il n’est aucunement fait mention du Rosicrucianisme, et où, par une discrétion plutôt excessive, le nom de Steiner ne figure même pas, puisqu’on y dit seulement que la Société Anthroposophique a à sa tête un « Comité fondateur » composé du Dr Kark Unger, de Mlle Marie Von Sivers[B] et de M. Michel Bauer, et ayant son siège provisoire à Berlin. Pour connaître un peu le fond de la pensée de Steiner, c’est plutôt à ses ouvrages qu’il faut s’adresser, et l’on voit alors que, si sa doctrine peut, sous un certain aspect, être regardée comme une sorte de « Christianisme ésotérique », c’est encore dans un sens qui ne diffère pas très sensiblement de ce que l’on rencontre sous ce nom chez les autres théosophistes ; en voici un exemple : « Le disciple, par la force de son initiation, se trouve initié au mystère auguste qui est uni au nom du Christ. Le Christ se montre à lui comme le grand idéal terrestre. Lorsque l’intuition a ainsi reconnu le Christ dans le monde spirituel, le disciple comprend le fait historique qui s’est passé sur la terre au cours de la période gréco-latine, et comment le Grand Etre Solaire que nous appelons le Christ est alors intervenu dans l’évolution. C’est pour le disciple une expérience personnelle que la connaissance de ce fait »[12]. Ici, il n’est pas question du « Bohdisattwa », car la façade simili-orientale du théosophisme a disparu ; mais le « Grand Etre Solaire » dont il s’agit est vraisemblablement identique au Logos de notre système, tel que Mme Blavatsky le conçut d’après ce qu’elle crut comprendre du néo-platonisme, et tel que le conçoivent encore ses successeurs[13], qui en font le chef suprême des sept Logoï planétaires, et, par eux, de « la hiérarchie des puissants Adeptes qui s’élève jusqu’à la Divinité elle-même »[14] en vertu de ce rattachement. Steiner diffère donc de Mme Besant en ce qu’il voit dans le Christ la manifestation d’un principe plus élevé, à moins que ce ne soit simplement une manifestation plus directe du même principe, par la suppression d’un certain nombre d’entités intermédiaires (deux exactement), car il y a toujours moyen de concilier de pareilles divergences quand on veut bien y apporter un peu de bonne volonté de part et d’autre, et d’ailleurs elles n’ont jamais été mises en avant pour motiver la rupture.

A propos de l’ouvrage de Steiner auquel nous avons emprunté la citation précédente, il convient de faire une remarque assez curieuse : ce livre, intitulé La Science Occulte, fut publié à Leizpig en 1910 ; or, l’année précédente, il avait paru à Seattle (Washington) un autre ouvrage ayant pour titre The Rosicrucian Cosmo-Conception, par Max Heindel, dans lequel étaient exposées des théories tout à fait semblables dans leur ensemble. On pourrait donc, au premier abord, penser que Steiner, qui ne donne aucune explication de l’identité de ses affirmations avec celles de Heindel, a fait des emprunts à celui-ci ; mais, d’autre part, comme Heindel a dédié un livre à Steiner lui-même, il est permis de supposer qu’il a au contraire tiré ses idées des enseignements de ce dernier avant qu’ils n’aient été rendus public, à moins pourtant que tous deux n’aient simplement puisé à une source commune. En tout cas, la différence la plus appréciable qu’il y ait entre eux (toute question de forme mise à part), c’est que Heindel n’hésite pas à attribuer nettement ses conceptions à la tradition rosicrucienne, tandis que Steiner se contente le plus souvent de parler au nom de « la science occulte », d’une façon extrêmement générale et vague, ce qui, du reste, est peut-être plus prudent. En effet, il n’est pas bien difficile de s’apercevoir que la plus grande partie des enseignements de Heindel, aussi bien que de ceux de Steiner, est tirée directement de la Doctrine Secrète, avec quelques modifications qui ne portent guère que sur les détails, mais en écartant avec soin tous les termes d’apparence orientale ; aussi ces conceptions n’ont elles que fort peu de rapports avec le Rosicrucianisme authentique, et même ce qui y est présenté plus spécialement comme « terminologie rosicrucienne », ce sont presque toujours des expressions inventées par Mme Blavatsky. A un autre point de vue aussi, il y a, dans la réserve que garde Steiner, la preuve d’une certaine habileté, car on a toujours dit que les vrais Rose-Croix ne se proclamaient jamais tels, mais tenaient au contraire cette qualité cachée ; c’est sans doute une des raisons pour lesquelles Steiner évite de dire expressément, dans ses publications, qu’il se rattache au Rosicrucianisme, ce qui n’empêche qu’il le donne du moins à entendre et qu’il serait sûrement fort affligé qu’on ne le crût point. Nous ajouterons qu’il a dû se produire assez rapidement une scission entre Steiner et Heindel, car la dédicace de The Rosicrucian Cosmo-Conception a disparu dans les éditions plus récentes, et Heindel, qui a constitué de son côté une « Rosicrucian Fellowship » ayant son siège à Oceanside (Californie)[C], a écrit dans un autre ouvrage, publié en 1916, que le premier messager qui avait été choisi et instruit par les Frères de la Rose-Croix pour répandre leurs enseignements échoua dans certaines épreuves, de sorte qu’il fallut en chercher un second, qui n’est autre que Heindel lui-même[15] ; et, bien que le premier ne soit pas nommé, il est certain que c’est de Steiner qu’il s’agit.

En ce qui concerne l’organisation de la Société Anthroposophique, voici quelques renseignements que nous trouvons dans la brochure dont nous avons déjà cité des extraits : « Le travail de la Société s’organisera par groupes libres pouvant se former de façon indépendante dans tous les pays ou en tous lieux. Ces groupes pourront rester séparés ou se réunir, former des sociétés entre eux ou des associations plus libres, s’inspirant uniquement des conditions dictées par les circonstances de leur milieu. La Société Anthroposophique, dans ses visées réelles, n’est nullement une société au sens s’attachant d’habitude à ce mot ; le lien unissant les membres ne consiste pas en une organisation issue d’un règlement ou en tout autre cadre extérieur. » Il y a dans cette dernière phrase une idée qui pourrait être intéressante, d’autant plus que, effectivement, les vrais Rose-Croix n’ont jamais constitué de sociétés ; mais, si le mot de « société » est impropre, pourquoi donc s’en servir, et cela dans le titre même de l’organisation dont il s’agit ? « Seule, la culture de la science spirituelle au sens idéal consacré par l’exposé qui précède, confère au titre de membre sa physionomie intégrale et véritable. Ce titre, toutefois, entraîne certains droits comme, par exemple, l’accès de certains écrits de science spirituelle réservés aux seuls membres[16], et d’autres prérogatives de ce genre… Au point de vue extérieur, le lien de la Société Anthroposophique ne différera ainsi en rien de ce qu’il serait, par exemple, au sein d’une société anthropologique ou d’une autre similaire »[17]. Cela suppose évidemment qu’il existe, « au point de vue intérieur », un lien d’une autre nature, mais sur lequel on ne s’explique pas ; nous devons donc retrouver ici l’équivalent de la division de la Société Théosophique en « section exotérique » et « section ésotérique ». En effet, les enseignements que l’on dit être réservés aux membres ne sont pas donnés à tous ceux-ci indistinctement, ou du moins ils ne le sont qu’en partie ; il y a, dans la Société Anthroposophique, une autre organisation déjà formée antérieurement par Steiner, et qui en constitue maintenant le « cercle intérieur » ; cette organisation, sur laquelle aucune information n’est donnée publiquement, s’affirme rosicrucienne, et on y emploie, pour la réception des membres, des formes d’initiation tout à fait analogues à celles qui sont en usage dans la Maçonnerie[18], trop analogues même, car il y a là encore une raison, parmi bien d’autres, de douter de l’authenticité de ce Rosicrucianisme. Nous ne pouvons que rappeler à ce propos ce que nous avons dit précédemment : la plupart des groupements actuels qui se parent de cette étiquette ne peuvent revendiquer qu’une filiation toute fantaisiste, ou, tout au plus, un simple rattachement théorique ; c’est là, si l’on veut, un Rosicrucianisme d’intention, mais nous ne pensons pas qu’on puisse y voir autre chose, à moins que l’on ne prétende que l’emploi de certains symboles, indépendamment de toute autre considération et même du sens qu’on y attache, est suffisant pour constituer un lien effectif[19]. Bien entendu, nous en dirons autant, à plus forte raison, pour ce qui est d’un rattachement supposé aux mystères antiques, dont il est fréquemment question dans les ouvrages de Steiner[20][D] ; nous verrons que l’idée de la « restauration des mystères » existe aussi chez Mme Besant et ses adhérents ; mais il ne peut s’agir en tout cela que d’essais de reconstitution pour lesquels on compte s’appuyer surtout sur l’« intuition » ou sur la « clairvoyance », et qui, par suite, seront toujours extrêmement sujets à caution.

Quoi qu’il en soit, on peut maintenant voir comment, dans la Société Anthroposophique, la très large autonomie qui est promise aux divers groupes extérieurs ne compromet pas l’unité de direction : il suffira qu’il y ait, dans chacun de ces groupes, et même sans qu’ils soient nécessairement à leur tête, des « initiés » de l’organisation intérieure, qui se chargeront de transmettre, non pas précisément des ordres, mais plutôt des suggestions ; c’est généralement ainsi que les choses se passent dans les associations de ce genre. D’ailleurs, la Société Théosophique comprend aussi des sections ou des sociétés nationales qui possèdent l’autonomie administrative, et cela n’empêche pas la direction centrale d’exercer en fait un pouvoir presque absolu ; là aussi, c’est l’existence de la « section ésotérique », avec le serment d’obéissance qu’on fait prêter à ses membres, qui en fournit la possibilité. L’indépendance apparente est bien faite pour séduire ceux qui ne savent pas qu’elle n’est qu’illusoire, et c’est sans doute ce qui permit à la Société Anthroposophique de recueillir, dès son début, des adhésions plus ou moins nombreuses dans presque tous les pays ; elle en eut même quelques-unes en Angleterre, et elle en eut aussi en France, où nous nommerons seulement, comme ses représentants les plus connus, M. Edouard Schuré, dont nous avons eu déjà l’occasion de parler (et qui, après avoir quitté la Société Théosophique dès 1886, y était rentré en 1907), M. Eugène Lévy, Mme Alice Bellecroix et M. Jules Sauerwein, rédacteur au Matin et traducteur des ouvrages de Steiner.

D’un autre côté, Steiner voulut réaliser une idée très analogue à celle du monastère théosophique de Franz Hartmann : il fit construire à Dornach, près de Bâle[E], un temple « où les fervents de la science de l’esprit pourraient s’assembler, s’instruire et s’édifier dans un lieu préparé pour eux ». La description en est trop curieuse pour que nous n’en reproduisions pas quelques extraits : « L’édifice reflète bien la doctrine exposée par M. Steiner dans un grand nombre d’ouvrages et de conférences. Deux vastes coupoles s’élèvent sur la colline dominant un cirque boisé, couronné de vieilles ruines… Une des coupoles, plus grande que l’autre, symbolise l’Univers avec ses harmonies et les stades successifs de son évolution. Comme le nombre sept est celui qui, en occultisme, représente le déroulement des choses dans le temps, cette coupole est supportée par sept immenses colonnes de chaque côté. Les colonnes sont en forme de pentagrammes, constituées par des triangles qui s’emboîtent les uns dans les autres. Au-dessus de chaque colonne, un chapiteau orné représente une des formes planétaires de notre monde… La petite coupole est, pour ainsi dire, engagée dans la grande dont elle est issue. Sous cette coupole règne le nombre douze, celui de l’espace. Douze colonnes symbolisent les douze influences zodiacales, qui descendent sur le « microcosme » ou monde de l’être humain, tandis que, tout autour de l’édifice, des vitraux, dessinés par M. Steiner lui-même, peignent sous des couleurs sensibles les étapes du progrès de l’âme… M. Rudolf Steiner pense qu’un édifice où l’on doit étudier les forces de la nature doit, dans toutes ses parties, exprimer l’effort incessant, la métamorphose constante qui marquent le progrès de l’Univers »[21], Pour subvenir aux frais de la construction, qui devaient s’élever à trois millions, il avait été constitué une association immobilière appelée « Société de Saint-Jean » (Johannes-bau-Verein), par allusion aux anciennes confréries de Maçons opératifs. Le temple devait être achevé vers la fin de 1914, mais la guerre eut pour effet d’interrompre les travaux ou tout au moins de les retarder, et ce n’est qu’en 1920, croyons-nous, que l’édifice put enfin être inauguré[F] ; il contient, entre autres choses, un théâtre où l’on doit jouer les « drames ésotériques » de MM. Steiner et Schuré[22]. Ajoutons que le Dr Steiner exerce une influence de plus en plus grande sur ses disciples, et que ceux-ci, qui étaient déjà plus de quatre mille en 1914, et parmi lesquels il y a beaucoup de femmes, ont pour lui une admiration et une vénération égales à celles que les théosophistes « orthodoxes », si l’on peut employer ce mot en pareil cas, professent à l’égard de Mme Besant.[G]

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[1] Voir au sujet de ce conflit,Mme Annie Besant et la Crise de la Société Théosophique, par Eugène Lévy. 
[2] Theosophist, janvier 1913.
[3] Ajoutons à ce propos que Steiner n’a jamais été prêtre, comme l’a écrit par erreur le P. Giovanni Busnelli (Gregorianum, janvier 1920).
[4] Le Dr Rudolf Steiner et la Théosophie actuelle, par Robert Kuentz (articles publiés dans le Feu, octobre, novembre et décembre 1913, et réunis ensuite en une brochure).
[5] Salyât nâsti paro dharma. – Le mot sanscrit dharma a plusieurs significations, mais il n’a jamais eu proprement celle de « religion » ; bien qu’on puisse souvent le rendre approximativement par « loi », il est de ceux qu’il est à peu près impossible de traduire d’une façon exacte dans les langues européennes, parce que la notion qu’il exprime n’a véritablement aucun équivalent dans la pensée occidentale ; et d’ailleurs, si étonnant que cela puisse sembler à certains, ce cas est très loin d’être exceptionnel.
[6] Esquisse des principes d’une Société Anthroposophique, pp. 1-2.
[7] Ibid., p. 3. – On remarquera aussi l’inspiration nettement kantienne de cette dernière formule.
[8] Ibid., p. 4.
[9] Précisons pourtant qu’il ne s’agit ici ni de spiritisme ni de médiumnité, car quelques-uns, comme M. Kuentz, ont fait cette confusion entre des choses qui sont réellement fort distinctes.
[10] Ibid., p. 3.
[11] Ibid., pp. 4-5.
[12] La Science Occulte, p. 338 de la traduction française.
[13] Voir notamment Le Credo Chrétien, par C. W. Leadbeater.
[14] L’Occultisme dans la Nature, p. 202.
[15] The Rosicrucian Mysteries, pp. 12-14.
[16] Ce sont surtout les conférences de Steiner, qui forment un ensemble énorme : il y en avait déjà vingt et une séries en 1913.
[17] Esquisse des principes d’une Société Anthroposophique, pp. 4-5.
[18] On trouvera une description assez détaillée de l’initiation au premier degré dans la brochure du P. L. de Grandmaison intitulée La Nouvelle Théosophie, pp. 36-37. – Nous devons dire à cette occasion qu’il y a certains points sur lesquels il ne nous est pas possible d’accepter les conclusions formulées dans cette brochure, notamment en ce qui concerne les origines du Rosicrucianisme (pp. 22-24), ainsi que le rôle du théosophisme dans l’Inde.
[19] Il est possible que Steiner, à ses débuts, ait appartenu à l’« Illuminisme Rénové » de Léopold Engel, bien que nous ne puissions l’affirmer dune façon absolue.
[20]Voir Le Mystère chrétien et les Mystères antiques, traduction de l’ouvrage allemand intitulé Le Christianisme comme fait mystique.
[21] Le Matin, 1er mai 1914.
[22] Ceux de ce dernier ont été traduits en allemand par Mlle Marie von Sivers. – Il paraît cependant que M. Schuré s’est séparé de Steiner, pendant la guerre, à cause d’une brochure pangermaniste écrite par celui-ci, et que, depuis lors, il s’est de nouveau rapproché de la Société Théosophique, où il a même fait récemment quelques conférences sur l’« esprit celtique ».
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Notes additionnelles de la seconde édition:

[A] Mme Besant a prétendu identifier les Jésuites aux « magiciens noirs », appelés par Mme Blavatsky « Frères de l’Ombre » (voir chapitre VI, dernier §) et « Seigneurs de la Face sombre », et elle est allée jusqu’à les accuser d’avoir été les inspirateurs de toutes les attaques dirigées contre la Société Théosophique et ses chefs, et notamment d’avoir inventé de toutes pièces l’affaire Leadbeater. Comme on pourrait avoir quelque peine à le croire, il nous faut, malgré la longueur de la citation, reproduire ici ses propres paroles : « Vous vous souviendrez des vives attaques de H. P. B. contre les Jésuites, en qui elle reconnaissait les ennemis les plus dangereux de la Théosophie. Tout en accomplissant beaucoup d’excellent travail, le clergé catholique, à mesure que son chef acquérait dans le monde occidental une autorité suprême, s’abandonnait à l’esprit de la persécution, car il considérait le savoir comme trop dangereux pour le commun du peuple, et fermait ses portes, même aux plus dignes… Les persécuteurs des temps antiques et du moyen âge s’attachèrent toujours à souiller leurs victimes en les accusent calomnieusement de perversion sexuelle, témoin les accusations lancées contre les Templiers, les Albigeois, contre Paracelse, Bruno, et autres serviteurs de la Loge Blanche. Depuis qu’est fondé l’Ordre des Jésuites, ces soldats de l’Eglise, les connaissances occultes de ses chefs, la discipline intellectuelle et l’obéissance des sous-ordres, ont produit à la fois des Saints et des persécuteurs. Répandu de par le monde, obéissant à une volonté unique, cet Ordre est devenu une formidable puissance pour le bien et pour le mal : il a une liste merveilleuse de martyrs, et maintes fois a été banni des royaumes chrétiens pour ses crimes. Etant lui-même dépositaire du pouvoir occulte, il cherche à briser tous ceux qui y atteignent en dehors de sa propre discipline, et, n’ayant plus le pouvoir de faire périr, il emploie l’ancienne arme mortelle pour ruiner les réputations. De là les véhémentes tentatives de H. P. B. pour le démasquer ; elle voyait en lui l’incarnation des Forces sombres qui combattent sans cesse contre la Lumière, et leur arme la plus meurtrière. Sous sa forme la plus basse, il est à l’apogée de sa force dans l’Amérique du Nord et en Australie, car dans ces pays l’Eglise catholique romaine cherche à s’attacher la démocratie, et elle a dans les Jésuites des soldats sans scrupules. Contre H. P. B. on fit servir de nouveau la vieille arme, et ou l’accusa de la pire débauche. Ceci fut plus meurtrier que les attaques ouvertes des Coulombs (sic)... La, même politique fut mise en œuvre contre celui qui a rang après elle parmi les Instructeurs que la S.T. a possédés, mon frère Leadbeater, qui a traversé un enfer d’accusations de la plus infâme espèce. D’autres personnes moins éminentes ont partagé sa croix, et en ce moment la conspiration des Jésuites lance avec sa vieille arme son attaque la plus venimeuse contre les chefs de l’Eglise catholique libérale, qu’elle reconnaît pour son ennemie mortelle parce que ses Evêques sont, comme aux premiers jours de l’Eglise, en contact avec les Maîtres de Sagesse. Ces attaques mêmes nous prouvent que les persécutés sont des apôtres » (The Theosophist, mars 1922 ; traduction parue dans le Bulletin Théosophique, avril 1922). On verra plus loin ce qu’est l’affaire à laquelle font allusion les dernières lignes de cette citation.

[B] Mlle Marie von Sivers devint par la suite Mme Rudolf Steiner.

[C] Max Heindel est mort en 1919 ; c’est sa veuve qui, depuis lors, dirige la Rosicrucian Fellowship et édite une revue intitulée Rays from the Rose-Cross, dans laquelle il est surtout question d’astrologie. A ces mêmes préoccupations astrologiques se rattache la curieuse information suivante : « La Rosicrucian Fellowship avait commandé l’année dernière douze toiles, représentant chacune un signe du zodiaque, à l’artiste peintre Camille Lambert, qui a son atelier à Juvisy. Ces toiles seront placées dans l’Ecclesia, temple construit dans un but humanitaire (sic), à Oceanside (Californie) » (Le Voile d’Isis, novembre 1922). Il existe une branche française de cette organisation, dont le chef est M. L. Krauss, et qui semble faire actuellement une propagande assez active ; une branche a été également constituée en Espagne en 1927.

[D] Il est curieux de remarquer que l’ex-abbé Loisy a publié, en 1919, un volume intitulé Les Mystères païens et le Mystère chrétien, titre qui est presque identique à celui sous lequel a paru la traduction de l’ouvrage de Steiner.

[E] Il faut croire que la Suisse fournit un terrain particulièrement favorable à la fondation de communautés théosophistes ou similaires : en juin 1920 fut créée à Céligny, près de Genève, sous la direction de M. René Borel, une « Communauté Théosophique Coopérative » appelée le « Domaine de l’Étoile », ayant pour but de « fonder une petite colonie vivant de son propre travail et destinée à rassembler dans un milieu harmonieux tous ceux des membres qui désireraient vivre dans une ambiance spiritualiste » (Bulletin Théosophique, avril 1922).

[F] Le temple de Dornach, auquel avait été donné le nom de « Gœtheanum », fut incendié dans la nuit du 31 décembre 1922 ; comme il était construit presque entièrement en bois; tout fut détruit ; on commença d’ailleurs presque aussitôt à le rebâtir, mais cette fois en pierre. Cet incendie fut assez généralement attribué à la malveillance ; certains en accusèrent même les théosophistes, et d’autres les Jésuites, ce qui ne pouvait manquer. D’autre part, cet événement eut pour effet d’attirer l’attention du public sur la Société Anthroposophique et son fondateur, et l’on put lire dans la presse des informations comme celles-ci : « Si l’on en croit la légende, le Dr Steiner, dont les théories sont confuses, a rendu cependant un service éminent à l’humanité, en embrouillant l’esprit du comte de Moltke, chef d’état-major général, au moment décisif de la bataille de la Marne. Le stratège germanique resta néanmoins son disciple... L’année dernière, le prophète réunit 35 millions de marks de cotisations et fonda une compagnie par actions intitulée « Le Jour qui vient », qui entreprit la fabrication de cigarettes, dans le but de financer plus tard des œuvres de propagande. Cette concession aux faiblesses humaines fut mal accueillie par les adversaires de M. Steiner, et la fabrique de cigarettes dut liquider » (Echo de Paris, 10 janvier 1923).

[G] Rudolf Steiner est mort le 26 avril 1925 ; depuis lors, la Société Anthroposophique a à sa tête un Comité directeur, et il ne semble pas qu’on ait jamais songé à donner un successeur à son fondateur. A la Société Anthroposophique sont rattachées diverses organisations accessoires : l’Ecole d’Eurythmie du Gœtheanum, créée et dirigée par Mme Marie Steiner, et à laquelle est adjointe une école d’art dramatique ; l’Ecole Waidorf, à Stuttgart, et d’autres écoles similaires en Hollande et en Angleterre ; les Laboratoires internationaux d’Arlesheim, autour desquels sont groupées quatre maisons de santé pour les enfants et pour les adultes. A propos des applications médicales des théories de Steiner, voici une information assez curieuse : « Le Dr Kolisko, de Vienne, a cherché à fonder une médecine nouvelle ou tout au moins une pharmacologie sur la doctrine anthroposophique de son maître Steiner. L’adoration (sic) du nombre trois suivant les méthodes babyloniennes (?) joue un certain rôle dans cette thérapeutique, qui s’apparente aussi aux recherches et résultats de l’ancienne homéopathie. A l’humanité souffrante, le Dr Kolisko apporte un remède universel, qui est le soufre. Il veut en, faire une humanité soufrée. La Société des médecins de Vienne s’est occupée avec quelque sévérité de ces procédés, dont la principale originalité consiste à justifier par les plus étranges raisons mystiques l’emploi de médicaments connus. C’est ainsi qu’en préconisant l’usage d’une tisane quelconque contre le cancer, les théosophes (sic) évoquent le mythe du dieu de l’hiver Hœder, qui tue le dieu de l’été Balder » (Echo de Paris, 23 août 1922). – La « Société Anthroposophique de France », dont le siège est 3, avenue de l’Observatoire, a pour organe une revue intitulée La Science Spirituelle, qui semble d’ailleurs ne paraitre qu’à intervalles assez irréguliers. D’autre part, un « Congrès mondial pour montrer l’existence d’une Science Spirituelle et ses applications pratiques » s’est tenu à Londres en juillet 1928 ; voici quelques extraits du manifeste lancé à cette occasion : « La science de l’analyse, la logique inflexible, le dogme cristallisé, ont achevé leur tâche… Le temps est venu où l’homme doit développer en lui une forme supérieure de connaissance. Ce sera, nécessairement, au moyen d’une Science Spirituelle qui projettera une nouvelle clarté sur l’Incarnation Divine et sur la mission du Christ. Mais une compréhension vaste et profonde de la mission du Christ n’est possible que si l’on dégage le sens de l’évolution de la terre dans sa totalité… A la lumière de cette connaissance surgira une plus claire compréhension du rôle confié à chaque nation terrestre, et l’Individualisation, la Liberté, la Bonne Volonté constitueront une Réalité Spirituelle qui pénétrera toutes les branches de l’activité humaine… Chaque époque a eu ses guides. C’est à l’homme qu’incombe à présent la mission de découvrir où réside la Sagesse et, l’ayant trouvée, d’ériger, sur des bases solides, l’édifice des temps nouveaux. »
René Guénon, Le Théosophisme, 2ème édition, chapitre XXII - L'Anthroposophie de Rudolf Steiner



Les thèses de Steiner sont comme un grand labyrinthe dans lequel on s'engouffre, c'est un système qui se réfère à lui-même. La personne qui commence à l'explorer sans repères va se fier à ces références internes au sein de ce système de pensées isolé, et se les approprier comme des éléments menant à la vérité, alors que c'est en tout et pour tout du "Steiner". C'est ce qui fait qu'il est impossible de relier ce que Steiner disait à quoi que ce soit d'authentique (enfin sauf si on considère authentique la Doctrine Secrète de Blavatsky...), malgré qu'il introduise chacune de ses affirmations d'un pompeux "Selon la science ésotérique...". Le résultat est un enfermement complet dans un monde de chimères. Ça ne veut pas dire qu'il était totalement conscient de son action de confusion. Comme tout ce qui se livre corps et âme à des "révélations de clairvoyants", c'est de la pseudo-tradition, rien de plus (des idiots utiles, reproduisant simplement les suggestions que la contre-tradition leur souffle de façon plus ou moins indirecte). Tout comme Deunov, Philippe de Lyon, etc.




Comptes rendus de certains de ses livres :

Rudolf Steiner – L’Évangile de saint Jean
(Association de la Science Spirituelle, Paris).

Ce volume contient la traduction française d’un cycle de douze conférences faites à Hambourg en 1908. L’auteur commence par critiquer avec juste raison les procédés de l’exégèse moderne et les résultats auxquels ils aboutissent ; mais ensuite, pour accommoder à ses conceptions « anthroposophiques » l’Évangile de saint Jean, dont le véritable auteur serait, selon lui, Lazare ressuscité, il le traite lui-même d’une façon dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est d’une haute fantaisie ; et il semble même, au fond, le prendre surtout comme un prétexte pour exposer des vues qui, pour une bonne part, et spécialement en ce qui concerne l’« évolution » humaine, rappellent beaucoup plus la Doctrine Secrète de Mme Blavatsky qu’une tradition rosicrucienne. Ce qu’il appelle « science spirituelle » n’est du reste tel que du fait d’une des confusions que nous signalons par ailleurs dans notre article, car, pour lui, « spirituel » est à peu près synonyme d’« invisible », tout simplement ; et, naturellement, la conception qu’il se fait de l’initiation s’en ressent fortement. Signalons, à ce propos, une chose assez curieuse : d’une part, il prétend que les initiations auraient perdu leur raison d’être depuis la venue du Christ, dont l’effet aurait été de rendre accessible à tous ce que les mystères antiques réservaient à un petit nombre ; mais, d’autre part, il décrit ce qu’il appelle l’initiation chrétienne et l’initiation rosicrucienne, entre lesquelles il semble d’ailleurs faire une certaine différence ; il n’est vraiment pas très facile de voir comment tout cela peut se concilier !
Juillet 1935

Rudolf Steiner – Mythes et Mystères égyptiens
(Association de la Science spirituelle, Paris).
Dans cette série de douze conférences faites à Leipzig en 1908, l’auteur se défend, avec une curieuse insistance, de vouloir expliquer les symboles ; il ne veut y voir que l’expression de ce qu’il appelle des « faits spirituels », par quoi il entend des événements qui sont censés s’être passés, au cours de telle ou telle période de l’histoire de l’humanité, dans le domaine psychique, voire même simplement « éthérique », car, comme nous avons eu déjà à le faire remarquer à propos d’un autre volume, sa conception du « spirituel » est plus que vague… Nous retrouvons là une fois de plus, sur les « races » et les « sous-races » humaines, quelques-unes des histoires fantastiques que nous ne connaissons que trop ; ce que nous trouvons toujours le plus étonnant là-dedans, c’est qu’on puisse faire accepter comme « enseignements rosicruciens » des assertions dont la plupart, en dépit de quelques modifications de détail, sont visiblement dérivées en droite ligne de la Doctrine Secrète de Mme Blavatsky !
Avril 1936

Rudolf Steiner – L’Apparition des Sciences naturelles
(Association de la Science Spirituelle. Paris).
Ce volume, comme ceux qui l’ont précédé, représente l’édition d’une série de conférences, faites cette fois à Dornach en 1922-1923, et où l’« histoire des idées » est traitée d’une façon bien spéciale à l’auteur. Il est certain que le développement des sciences modernes est étroitement lié à la formation d’une certaine mentalité, très différente de celle des époques précédentes ; mais la nature réelle du changement qui s’est produit ainsi au cours des derniers siècles n’est peut-être pas précisément celle qui est décrite ici, et les vues concernant le mode de connaissance des anciens rappellent un peu trop les fantaisies des « clairvoyants » pour qu’on puisse volontiers les prendre au sérieux.
Octobre 1936
 
 Rudolf Steiner – L’Évangile de saint Luc
(Association de la Science Spirituelle, Paris).

Ces conférences furent faites en 1909 à Bâle, devant les membres de la Société Théosophique, dont l’auteur ne s’était pas encore séparé à cette époque ; et les interprétations qu’elles présentent sont peut-être encore plus fantastiques, si c’est possible, que celles qui ont cours « officiellement » parmi le commun des Théosophistes. Il paraît que, quand l’évangéliste parle de « témoins oculaires », il faut traduire par « clairvoyants » ; partant de là, il n’y a plus qu’à faire appel à la « chronique de l’Akâsha », et ce qu’on en tire n’est certes pas banal ! Ainsi, on y découvre que c’est le « Bouddha transfiguré » qui apparut aux bergers sous la forme d’une « armée céleste », puis qu’il y eut simultanément deux enfants Jésus, l’un de Nazareth et l’autre de Bethléem, en qui se réincarnèrent d’abord respectivement Adam et Zoroastre, en attendant d’autres transformations… Nous croyons inutile de poursuivre davantage cette histoire plus que compliquée ; vraiment, si l’on se proposait délibérément de tout brouiller pour faire des origines du Christianisme une sorte de gâchis incompréhensible, il serait difficile de mieux faire ; et, si même une telle intention n’a pas présidé consciemment à l’élaboration de toutes ces fables, l’impression qui se dégage de celles-ci n’en est pas moins pénible, et la façon péremptoire dont elles sont affirmées comme des « faits » y ajoute encore ; nous voudrions tout au moins, pour la mémoire de l’auteur, croire qu’il n’a joué en tout cela qu’un simple rôle de « suggestionné » !
Janvier 1937



Les écoles de Steiner sont financées par l'UNESCO
 
Par ailleurs, le mouvement mondial des écoles Steiner a établi dès 1994 un partenariat avec l'UNESCO ayant donné lieu à des publications conjointes et à des actions communes dans des pays comme l'Afrique du Sud. La fondation a été admise en tant que partenaire officiel en 2001 [1].
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Cf. Le Théosophisme, chapitre XXVI - Les organisations auxiliaires de la Société Théosophique, sur des collaborations du même genre, entre la Société Théosophique et les organisations humanitaires du début du XXe siècle.